
QUI
ÉTAIT SHYAMA PRASAD MOOKERJEE ?
par
Claude Arpi
Article paru dans
La Revue d'Auroville N°16 avril 2003
[...] Mais qui était le Dr.
Shyama Prasad Mookerjee qui créa le Bharatiya Jan Sangh, le précurseur
du Bharatiya Janata Party (BJP), aujourd'hui au pouvoir en Inde.
Né le 6 juillet 1901 à Calcutta,
dans une famille réputée par son érudition et le
brillant de son intellect, il entreprit des études de droit et
devint un avocat à la Haute Cour de Calcutta en 1924. Plus tard,
il se rendit en Angleterre pour continuer ses études et, à
l'âge de 33 ans, il devint le plus jeune recteur de l'université
de Calcutta. Il devait garder ce poste jusqu'en 1938. Il utilisa sa
fonction pour introduire de nombreuses réformes dans le domaine
de l'éducation.
Il se lança alors dans la politique
et fut élu membre de l'Assemblée législative du
Bengale avec l'appui du Congrès national indien. Durant les années
suivantes, il continua sa carrière politique au sein de différents
partis, avant de se rallier au Hindu Mahasabha au début des années
quarante. En 1944, il en deviendra le Président.
Au moment du départ des Britanniques,
Mookerjee et son parti furent parmi les seuls à s'opposer à
la partition du sous-continent, mais il était déjà
trop tard. Mountbatten avait décidé que les Anglais partiraient
le 15 août 1947. Le Congrès et la Ligue musulmane ne s'y
étaient pas opposés. Ainsi naissait le plus grand drame
de l'Inde moderne. Une des conséquences de cette partition sera,
six ans plus tard au Cachemire, la mort tragique de Shyama Prasad Mookerjee.
Ce dernier fera néanmoins partie
du premier cabinet ministériel de Nehru entre août 1947
et avril 1950. Il démissionna après une violente altercation
avec Nehru sur le sort des hindous qui étaient massacrés
au Pakistan oriental (aujourd'hui Bangladesh) et sur l'accord signé
entre Nehru et Liaquat Ali Khan, son homologue pakistanais, concernant
la protection que les deux nations se proposaient d'accorder aux minorités.
Il est maintenant nécessaire de
se rendre au Cachemire pour comprendre les circonstances qui mèneront
à l' « assassinat » de Mookerjee.
La nuit qui suivit la signature du rattachement
du Cachemire à l'Inde, le 26 octobre 1947, des troupes indiennes
furent aéroportées à Srinagar. L'État du
maharaja Hari Singh fut ainsi sauvé des « raiders »
(commandos), envoyés par le Pakistan, qui pillaient, brûlaient
et violaient tout sur leur passage. Le cheikh Abdullah, protégé
de Nehru et leader de la Conférence nationale, bien qu'il ait
pris les rênes de l'État juste après le rattachement,
n'en n'avait pas pour autant abandonné l'espoir de voir le Cachemire
un jour indépendant.
Déjà, lorsqu'il s'était
rendu au siège des Nations unies à New York en janvier
1948, Abdullah avait tâté le terrain avec les Américains.
Bien qu'il fût l'envoyé spécial de Nehru pour plaider
la cause de l'Inde, Abdullah voulut savoir ce que les Américains
pensaient de son idée d'un Cachemire indépendant. L'Ambassadeur
Austin écrivit dans un de ses rapports au Secrétaire d'État
: « Il est possible que la principale raison pour la visite d'Abdullah
était de nous informer clairement qu'il y avait une troisième
alternative. Il semblait excessivement anxieux de nous faire comprendre
ce point de vue ; il nous fit une assez longue déclaration passionnée
à ce sujet
Il ne voulait pas que son peuple soit déchiré
entre le Pakistan et l'Inde. Ce serait beaucoup mieux que le Cachemire
devienne indépendant et puisse recevoir l'aide américaine
et britannique pour son développement. »
Les propositions d'Abdullah n'étaient
acceptables ni pour le Pakistan, ni pour l'Inde [1].
A partir de 1952, les relations entre
Abdullah et Delhi commencèrent graduellement à se détériorer.
Le cheikh voulait de plus en plus d'autonomie. Il demandait en particulier,
l'autonomie complète du Cachemire sur des sujets comme la citoyenneté,
la juridiction de la Cour suprême, le rôle de la Commission
pour les élections ou encore le Contrôleur général
des comptes.
Après des négociations à
Delhi entre Nehru et Abdullah, Nehru signa, le 24 juillet 1952, ce que
l'on nomma « l'Accord de Delhi », acceptant, contre l'avis
de l'opposition et ce que l'on aurait pensé être le bon
sens, un statut très spécial pour l'État du Jammu
et Cachemire. Tout d'abord, la monarchie héréditaire était
abolie, il y aurait une citoyenneté cachemirie différente
de la citoyenneté indienne ; le Cachemire aurait un drapeau différent
du drapeau indien, beaucoup d'articles de la Constitution de l'Inde
ne s'appliqueraient pas à l'État du Cachemire.
La situation allait
s'aggraver durant les mois suivants car le cheikh commença à
mettre à exécution certaines parties de l'Accord et refuser
d'en appliquer d'autres. Bien entendu, pour se débarrasser à
tout jamais du maharaja, il fit tout d'abord ratifier l'abolition de
la monarchie par l'Assemblée constituante de l'État. Le
21 août 1952, Karan Singh, le prince héritier, devenait
le Sadar-i-Riyasat [2].
Il avait été élu par l'Assemblée législative
du Cachemire pour une période de cinq ans. Selon la nouvelle
législation, son titre et sa position étaient reconnus
par le Président et le gouvernement de l'Inde.
Mais alors qu'Abdullah renforçait
de plus en plus son emprise sur les populations de la Vallée
[3], il devenait
de plus en plus méprisant envers la dynastie dogra et la population
hindoue de Jammu. Le schisme entre la Vallée et la région
de Jammu continua de s'aggraver jour après jour. Cela se traduisit
par la naissance d'un mouvement hindou, anti-Conférence nationale,
qui s'organisa sous le nom de Jammu Praja Parishad. Ces populations
voulaient des liens beaucoup plus étroits avec l'Inde et n'était
pas du tout intéressées par une indépendance sous
l'autorité d'Abdullah ou d'un de ses collègues. Nehru,
soutenant toujours Abdullah, était très agacé par
l'agitation qui avait débuté à Jammu. Le mot d'ordre
en était : ek nishan, ek vidhan, ek pradhan : « Un seul
drapeau, une seule constitution ; un seul Président ».
Le mouvement se répandit rapidement dans les districts et États
avoisinants.
Shyama Prasad Mookerjee, prit fait et
cause pour le mouvement. Après avoir vivement critiqué
« l'Accord de Delhi », il déclara : « Le cheikh
Abdullah a réussi à obtenir tout ce qu'il demandait, mêmes
ses requêtes les plus déraisonnables et cela, sans rien
concéder. Toutes les concessions que Nehru a réussi à
obtenir, sont en fait limitées par un autre article [de l'Accord]
qui l'annule pratiquement [ce gain]. »
Étant l'un des principaux dirigeants
de l'opposition au Parlement [4]
et n'acceptant pas que le Cachemire n'ait pas été rattaché
à l'Inde comme tous les autres États princiers, Mookerjee
décida de se rendre à Jammu pour étudier la situation
sur place et faire un rapport à ses collègues. Mais une
permission spéciale du ministère de la défense
était à ce moment-là nécessaire pour se
rendre dans l'État du Jammu et Cachemire. Mookerjee considérait
qu'il n'avait pas besoin d'une sorte de visa pour se rendre dans ce
qui n'était, à ses yeux, qu'un autre État de l'Inde.
Il décida de se rendre à Jammu, mais il fut arrêté
à la « frontière » de l'État et immédiatement
transféré à Srinagar, où il fut gardé
en résidence surveillée dans une forêt loin de tout,
sans téléphone, sans moyens de communication et surtout
sans facilité médicale.
Comme la Cour Suprême n'avait pas
de juridiction au Cachemire, un habeas corpus déposé par
sa famille ne fut pas recevable. Lorsqu'il tomba malade après
plus d'un mois de détention, le gouvernement d'Abdullah refusa
de lui donner les soins nécessaires. Il devait mourir, sans soins,
le 23 juin 1953.
Lorsque le corps fut finalement rendu
à la famille, des funérailles nationales furent organisées
à Calcutta. On n'avait jamais une telle marée humaine,
si nombreux étaient ceux qui avaient tenu à rendre un
dernier hommage à Mookerjee.
Durant toutes les semaines où Mookerjee
avait été le prisonnier d'Abdullah, Nehru n'avait rien
fait pour aider son ancien collègue. Il avait visité Srinagar
pendant sa détention mais ne s'était même pas enquis
de sa santé ni n'avait demandé à le voir. Beaucoup
n'ont jamais pardonné l'attitude de Nehru -- et encore moins
celle d'Abdullah qui est certainement directement responsable de la
mort ou « l'assassinat » de Mookerjee.
En dépit de nombreuses lettres
de protestation (adressées en particulier par la mère
de Mookerjee à Nehru), de nombreuses références
au Parlement indien, de l'outrage du peuple et de la presse indienne,
aucune enquête ne fut ouverte sur les faits qui conduisirent à
sa mort, et, entre autres, sur le fait qu'aucun soin médical
ne lui fut donné lorsqu'il tomba malade. Le gouvernement central
prétexta qu'il n'avait aucune juridiction sur l'État du
Jammu et Cachemire et Abdullah prétendit que Mookerjee était
mort de mort naturelle.
Dans les mois qui suivirent, Nehru se
rendit sans doute compte que Mookerjee avait eu raison en ce qui concernait
l'Accord de Delhi. Aucune des promesses qu'avait faites Nehru au Parlement
après cet accord, et auxquelles l'opposition avait objecté,
n'était mise en pratique par le gouvernement de Srinagar.
Quelques jours après la mort de
Mookerjee, Nehru écrivit donc à Abdullah : « Pour
moi, cela a été une très grande surprise que l'accord
auquel nous étions parvenus a été mis de côté
ou même répudié, sans prendre en compte ses mérites.
Cela frappe au cur même de la confiance
que l'on a en moi, personnellement et internationalement. Aucun traité
ne vaudrait le prix du papier sur lequel il est écrit, s'il devait
être répudié plus tard. En ce qui me concerne, aucun
pouvoir au monde ne pourrait me faire revenir sur la promesse que j'ai
donnée dans cet accord. Mon honneur est lié à ma
parole. » [5]
Mais Abdullah n'en était pas là.
La seule chose qui l'intéressait était son objectif :
un territoire indépendant pour le cheikh [cheikhdom]. Les 1,
2 et 3 mai 1953, c'est-à-dire quelques jours avant l'entrée
de Mookerjee au Cachemire, Abdullah avait rencontré à
Srinagar Adlai Stevenson, le candidat démocrate à la Présidence
des États-Unis. La dernière d'une série de longues
rencontres avait duré 7 heures. Le sujet de ces entretiens était
l'indépendance du Cachemire, qui intéressait grandement
les États-Unis du point de vue stratégique. Pour les mêmes
raisons qui avaient fait que la Grande Bretagne s'était rangée
du côté du Pakistan en 1947, les Américains caressaient
l'idée d'un État vassal « indépendant »,
dépendant complètement des États-Unis pour sa survie.
Ce serait, pensait-on à Washington, la plate-forme stratégique
idéale pour contrôler la Chine communiste au Sin-kiang
et au Tibet et l'Union soviétique en Afghanistan. Bien que l'Ambassade
des États-Unis ait toujours démenti que l'indépendance
était le sujet de ces entretiens, tout porte à croire
que ce le fut.
Les Britanniques étaient certainement
en faveur de cette solution, car Clément Attlee déclara
le 11 novembre de la même année : « Le Cachemire
ne doit appartenir ni à l'Inde, ni au Pakistan, mais être
indépendant. »
Dans les jours qui suivirent le meurtre
de Mookerjee et la lettre de Nehru citée plus haut, Abdullah
devint de plus en plus assuré : « Il n'est pas nécessaire
que notre État devienne un appendice de l'Inde ou du Pakistan
», déclara-t-il le 13 juillet.
La plupart des membres de son Cabinet
n'étaient pas d'accord avec la façon dont Abdullah voyait
la situation et la direction dans laquelle il conduisait l'État.
Le 7 août, il y eut une révolte des ministres conduite
par Bakshi Ghulam Mohammed, le Premier ministre adjoint. Karan Singh,
le chef de l'État, conseilla d'organiser une réunion d'urgence
du Cabinet. Non seulement Abdullah refusa d'y participer, mais il prit
la fuite vers Gulmarg. Il fut immédiatement démis de ses
fonctions par le Sadar-i-Riyasat et mis en résidence surveillée.
Le 9 août, Bakshi était nommé le nouveau Premier
ministre.
Le mystère de la mort de Mookerjee
n'en restait pas moins non-résolu.
Claude Arpi
(Français, Claude Arpi vit en
Inde depuis plus de 29 ans. Il est l'auteur de l'excellent ouvrage Tibet,
le pays sacrifié publié aux éditions Calmann-Lévy
en 2000, préfacé par le Dalaï Lama avec qui il entretient
une longue amitié. Il est également l'auteur de deux autres
livres : La politique française de Nehru 1947-1954 et
Long and dark shall be the night : the Karma of Tibet.
Claude Arpi est non seulement un spécialiste du Tibet mais aussi
des relations sino-indiennes et indo-pakistanaises. Actuellement il
termine un nouveau livre sur le Cachemire.
Claude Arpi écrit aussi régulièrement des articles
pour Rediff.com, le permier portail indien d'infor-mations et le journal
indien The Pioneer.
E-mail : claude@auroville.org.in
ou tibpav@satyam.net.in)
Notes :
[1] Mais le point sera noté par les États-Unis
qui verront leurs intérêts stratégiques dans un
Cachemire indépendant ; ils réalisaient, en particulier,
ce que les régions du Nord pourraient apporter à la défense
des intérêts américains contre les avances communistes
en Asie centrale.
[2] Le Chef de lÉtat.
[3] Ce que lon appelle « la Vallée
» est la région de Srinagar et de ses alentours. Cela représente
à peine 1/10e de lÉtat. (voir
cartes)
[4] Trois ans auparavant, il était encore
membre du Cabinet Nehru.
[5] Selected Works of Jawaharlal Nehru, Series
2, Vol 22, p 193. Jawaharlal Memorial Fund, New Delhi, 1998)
