
LA
PARTITION DE L'INDE
ET LA QUESTION IRRÉSOLUE DU CACHEMIRE
(1ère
partie)
par Laurent Baldo
Depuis le début
de l'année 2002, la menace d'un conflit généralisé,
voire nucléaire, entre l'Inde et le Pakistan a fréquemment
été évoquée dans les médias. En effet,
suite à une série d'attentats terroristes meurtriers dont
elle a été la victime, l'Inde, qui accuse le Pakistan
de les avoir fomentés, menaçait celui-ci de représailles
jusqu'à la reprise des relations diplomatiques entre les deux
pays à l'initiative du Premier ministre indien monsieur Atal
Behari Vajpayee en mai 2003. Pendant plusieurs mois un million d'hommes
prêts à s'affronter se sont fait face de chaque côté
de la frontière. Au cur de cette tension indo-pakistanaise
se trouve la « question » du Cachemire, cette province qui
fait partie de l'État du Jammu-Cachemire
et qui fut partagée entre les deux pays suite à son invasion
par le Pakistan peu après la partition de l'Empire des Indes
britanniques en 1947. Cette agression déclencha la première
guerre entre l'Inde et le Pakistan de 1947-1948.
Par la suite, le Cachemire a été
à l'origine de deux autres conflits - entre ce que les médias
appellent « les deux frères ennemis », provoqués
eux aussi par le Pakistan en 1965 et 1999.
Pour l'Inde, le Jammu-Cachemire fait partie
intégrante de son territoire au regard de l'histoire et du droit
international. Pour le Pakistan, État islamique créé
pour les musulmans par les musulmans à la partition de l'Inde,
le Cachemire, peuplé majoritairement de musulmans, aurait du
lui être rattaché lors de la partition et doit donc lui
revenir coûte que coûte.
Officiellement, Islamabad prétend
défendre le droit de la population cachemirie à se prononcer
par référendum « conformément » aux
déclarations de l'ONU de 1948 et 1949 subséquentes à
la première guerre indo-pakistanaise, afin de choisir soit l'indépendance
soit le rattachement au Pakistan ou à l'Inde. Et
Islamabad prétend aussi n'apporter qu'un soutien diplomatique
et moral à la guérilla cachemirie dans sa lutte contre
« l'oppresseur » indien. Mais plusieurs attentats commis
après le 11 septembre 2001 en Inde [1],
particulièrement dans l'État du Jammu-Cachemire, ont contraint
la communauté internationale à admettre une implication
beaucoup plus active d'Islamabad dans ce qui s'apparente plus à
une guerre par procuration contre l'Inde pour la possession du Cachemire
plutôt qu'à un mouvement de libération mené
par les Cachemiris. En fait, le Pakistan soutient financièrement,
militairement et logistiquement des organisations islamistes pakistanaises
qui mènent la djihad, guerre sainte contre les infidèles,
au Cachemire. Ce que dénonçait New Delhi depuis des années.
Malgré cela, et bien que reconnaissant
à l'Inde le droit légitime à l'autodéfense,
la communauté internationale, soucieuse de ses propres intérêts,
souhaiterait un geste vis-à-vis du Cachemire de la part de New
Delhi. Et nos médias de nous servir dans presque chaque article
de presse les résolutions passées par l'ONU suite à
la première guerre indo-pakistanaise de 1947-1948, censément
non respectées par l'Inde - ce qui est inexact comme nous le
verrons par la suite - justifiant ainsi à mot couvert la politique
du Pakistan si « coopérant » en apparence dans la
lutte contre le terrorisme international depuis le 11 septembre.
Afin de mieux comprendre la situation
actuelle au Cachemire ainsi que la position de chacun des deux protagonistes
du conflit, il nous faut faire brièvement l'histoire du Jammu-Cachemire,
revenir sur la création de l'État islamique pakistanais
et sur la genèse des déclarations de l'ONU de 1948 et
1949, et en présenter les grandes lignes.

Le Cachemire, un royaume hindou
Avant que les hordes musulmanes ne déferlent
sur l'Inde à partir du XIe siècle [2],
les royaumes hindous, formant une vaste unité culturelle et spirituelle,
s'étendent de l'Afghanistan à la Birmanie et des Himalayas
jusqu'au Cap Comorin. Et le Cachemire, dont la vallée
enchâssée dans les Himalayas faisait partie du berceau
de la civilisation hindoue il y a plus de 5 000 ans - le pays des sept
rivières - est alors un royaume hindou. D'après
le célèbre historien cachemiri Kalhana [3],
Gonanda 1er, un des premiers souverains hindou connu du Cachemire, régna
peu avant la guerre relatée dans le Mahâbhârata [4],
c'est-à-dire il y a plus de 3 000 ans.
Le
grand Empereur Maurya Ashoka [5]
conquiert le Cachemire au IIIe siècle avant notre ère
et y fonde la vieille ville de Srinagar [6].
Ashoka, hindou converti au bouddhisme, va favoriser le développement
du bouddhisme tout en respectant la foi ancestrale de la population
locale pour le dieu Shiva. La vallée du Cachemire devient alors
un des centres les plus puissants de la religion bouddhiste où
fleurit le bouddhisme Mahâyâna qui se répand vers
le Tibet, la Chine, l'Indonésie et le Japon. Et lorsque le célèbre
voyageur chinois Hiuan Tsang visite le royaume au VIIe siècle,
Srinagar est devenue un des principaux centres de la culture hindoue
et bouddhiste avec Kanauj, Bénarès et Prayaga, la future
Allahabad. Aujourd'hui encore, la région du Ladakh qui représente
environ 70% du territoire de l'État du Jammu-Cachemire est toujours
majoritairement de confession bouddhiste bien que la population musulmane
y soit en forte expansion.
Au VIIIe siècle le Cachemire devient
le centre d'un empire hindou immense. En effet, Lalitaditya Muktapid
(724-761), de la dynastie Karkota, l'un des plus grands souverains que
connaîtra le Cachemire, envahit et conquiert de vastes territoires
en Asie et en Inde - Punjab, Kanauj, Ladakh, Tibet, Iran, Bihâr,
Gauda (le Bengale), Kalinga (Orissa), Gujarât, Sindh. Mais après
le règne de son petit-fils Jayatida, le royaume du Cachemire
entre dans une période de déclin et toutes les provinces
conquises retrouvent leur indépendance. La dynastie Karkota s'éteint
en 856 laissant le pouvoir aux souverains Utpal.
Sous les Utpal, la vallée du Cachemire
redevient un haut lieu de l'hindouisme visité par de nombreux
pèlerins et étudiants venant de l'Inde entière.
Un monastère sera spécialement créé pour
accueillir des étudiants indiens souhaitant approfondir la philosophie
hindoue et la méditation. Malheureusement, faute de descendant
la dynastie Utpal s'éteint en 1003.
Le dernier grand souverain hindou du cachemire
sera le roi Jaisimha (1128-1155). Lorsque Jaisimha accède au
trône, le royaume est dévasté par des années
de guerres civiles et de révoltes consécutives à
l'instabilité politique qui suivit le règne du roi Harsha
(1089- 1101), - règne marqué par les extravagances et
les dépenses. Une grande partie de la population cachemirie a
été décimée par la famine et la peste. Durant
les 27 années de son règne, Jaisimha, d'une main ferme,
rétablit l'ordre, répare et restaure les temples et en
bâtit de nouveaux. Le peuple retrouve espoir et se met à
rêver d'une stabilité durable. Mais à sa mort le
royaume sombre dans le chaos. Guerres civiles et révoltes le
ravagent à nouveau jusqu'en 1339, date à laquelle prend
fin la souveraineté hindoue sur le Cachemire. Celle-ci, vieille
de plusieurs millénaires, n'aura été interrompue
qu'après l'invasion du royaume par les Huns au tout début
du VIe siècle par le bref règne de terreur instauré
par leur chef Mahir-Gul - un tyran sanguinaire.

Les envahisseurs musulmans
Au XIe siècle, les hordes de pillards
musulmans déferlent sur l'Inde, attirées par ses immenses
richesses, rasant et désacralisant sur leurs passages les temples,
massacrant la population hindoue « infidèle » à
leurs yeux ou la réduisant à l'esclavage.
Déjà, le terrible émir turc Mahmud de Ghaznî
(998-1030), le destructeur de Kanauj et des temples de Mathura et Somnath,
parmi les plus sacrés de l'Inde, avait tenté par deux
fois au début du XIe siècle de s'emparer du Cachemire
- sans succès. Mais tout au long du XIIe siècle, sous
les attaques répétées des envahisseurs turcs et
mongols, le royaume du Cachemire, affaibli par les intrigues, la débauche,
et les guerres intestines des seigneurs cachemiris, cède tour
à tour les provinces de Poonch, Kangra, Jammu et le Ladakh et
ne se réduit plus finalement qu'à la seule vallée
du Cachemire.
Et au début du XIVe siècle,
Dulucha, féroce mongol, envahit la vallée par le nord
à la tête d'une armée de 60 000 hommes. Comme Timur
(Tamerlan) au Punjab et Delhi, Dulucha détruit tout sur son passage,
villages, villes, temples et massacre des milliers de Cachemiris. Son
agression sauvage met pratiquement fin à la souveraineté
hindoue sur le royaume du Cachemire et en 1339, Shah Mir, victorieux
de l'armée commandée par la courageuse reine Kota Rani,
épouse du dernier roi hindou Udayan Dev, inaugure la période
de domination musulmane sur le Cachemire.
Le royaume du Cachemire, hindou depuis
près de 5 000 ans, haut lieu du shivaïsme, terre d'érudits
sanscrits où le bouddhisme Mahayana se développa, va devenir
majoritairement musulman en quelques siècles.

Le règne des sultans
Sous le règne des sultans de la
dynastie Shah Mir qui dure plus de 200 ans, l'islam s'établit
fermement au Cachemire sous l'action conjuguée du prosélytisme,
des conversions forcées et des persécutions envers la
population hindoue cachemirie.
En effet, au début du XIVe siècle, le Cachemire accueille
une forte colonie chiite et soufie fuyant les persécutions de
Timur en Perse, qui va établir des centres dans toute la vallée
et y développer une activité missionnaire. Et
si les premiers sultans se montrent relativement tolérants à
l'endroit de la population hindoue, le règne de Sikandar (1389-1413)),
surnommé Butshikan, « le destructeur d'images »,
et surtout celui de son fils Ali Shah (1413-1420) n'ont rien à
envier à celui du sinistre empereur moghol Aurangzeb [7].
Ils sont marqués par le sceau de l'intolérance religieuse
et du fanatisme : conversions forcées en masse de la population
hindoue, établissement de la Jizia (taxe pour les infidèles),
désacralisations et destructions de temples, destructions de
livres sacrés. La noblesse hindoue cachemirie est en grande partie
massacrée, et des milliers d'hindous s'enfuient du royaume afin
de préserver leur vie et leur foi. Seulement une poignée
de familles brahmanes survivra à la tyrannie d'Ali Shah dans
la vallée du Cachemire.
Avec le règne de son frère,
le sultan Zain-Ul-Abidin (1420-1470), qui prône la tolérance
religieuse, les hindous recouvrent la liberté de pratiquer leur
religion et nombre d'entre eux reviennent s'installer dans la vallée.
Le royaume va de nouveau rayonner et sous l'impulsion de Zain-Ul-Abidin
le Cachemire connaît alors un fort développement dans le
domaine des arts et artisanats. C'est d'ailleurs à cette époque
que se développent la production des fameux châles cachemiris
et l'industrie du tapis. Le Cachemire retrouve aussi ses territoires
perdus : Ladakh, Kulu, et en conquiert de nouveaux : Punjab, et une
partie du Tibet.
Mais à la mort du Sultan Zain-Ul-Abidin,
la dynastie Shah Mir connaît à son tour le déclin.
Et en 1533, prélude de la domination des empereurs moghols sur
le royaume, Mirz Haider, un membre de la famille d'Humayun de la dynastie
moghol qui règne à Delhi, envahit le Cachemire. Tout comme
lors de l'agression du mongol Dulucha, le Cachemire est livré
aux pillages, aux massacres, et des milliers de femmes et enfants sont
réduits à l'esclavage. Le sultan de l'époque, Nazuk
Shah, ne devient alors qu'un instrument entre les mains de Mirz Haider,
ce dernier étant le véritable souverain.

Grands Moghols et émirs pachtounes
En 1587, le grand Empereur moghol Akbar
conquiert le Cachemire qui fera partie de l'empire moghol jusqu'en 1752.
Sous le règne des Grands Moghols Akbar, Jahangir et Shah Jahan,
le Cachemire, prisé par la cour, connaît une période
faste et, bien que les conversions religieuses se poursuivent, la population
recouvre la paix et la sécurité.
Les empereurs moghols se rendent régulièrement
dans la vallée du Cachemire accompagnés de centaines de
nobles, d'émirs, de princes et de hauts commandants de l'armée.
Jahangir, fasciné par la beauté de la vallée y
fait construire de nombreux jardins.
La réputation de beauté
naturelle et de sérénité de celle-ci se répand
dans toute l'Inde attirant des milliers de visiteurs.
Avec l'accession au
trône d'Aurangzeb, zélote fanatique musulman, l'empire
moghol sombre dans le chaos. Les « infidèles » hindous
sont à nouveau soumis à la Jiziya qu'Akbar avait abolie,
convertis de force en masse ou massacrés, leurs fêtes sont
interdites, des milliers de temples sont rasés par les gouverneurs
moghols en charge des provinces de l'empire [8].
Au Cachemire, la rébellion et la révolte de la population
et des seigneurs locaux ouvrent les portes du royaume aux envahisseurs
afghans, et en 1752 le Shah d'Afghanistan Ahmad Shah Abdali s'en empare.
La domination pachtoune sur le Cachemire
de 1752 à 1819 sera une des périodes les plus sombres
de son histoire. Les émirs sunnites de Kaboul y instaurent un
règne de terreur marqué par la brutalité et la
cruauté. Le Cachemire est une nouvelle fois entièrement
livré aux pillages, à la destruction et la barbarie. Soumise
à la férocité et la rapacité des Afghans,
la population est dépossédée de ses biens et massacrée
- principalement les hindous et les sikhs, mais aussi les chiites dont
l'islam s'est fortement imprégné d'hindouisme. Les Afghans
s'emparent de toutes les richesses du royaume, ne laissant derrière
eux que désolation, misère et désespoir.
Ce règne de terreur ne prendra
fin qu'avec l'invasion du royaume du Cachemire par les sikhs en 1819
date à laquelle le Maharaja Ranjit Singh, souverain du Punjab,
le conquiert à la demande de plusieurs seigneurs cachemiris,
tant musulmans qu'hindous.

Des sikhs à la dynastie des Dogra
Bien que délivré de la tyrannie
pachtoune, le Royaume du Cachemire, délaissé par les souverains
sikhs de Lahore, sombre dans la misère et les famines, la peste
et le choléra déciment sa population.
La souveraineté sikh sur le Cachemire
durera à peine 27 ans. En effet, en 1846, après une année
de dur combat, les valeureux guerriers sikhs sont vaincus par les troupes
de la Compagnie Anglaise des Indes Orientales à Sobraon, sur
les bords de la Sutlej. Les Anglais, devenus les maîtres incontestés
du sous-continent indien, imposent aux sikhs un traité par lequel
ils annexent tous les territoires à l'est de la Sutlej et les
districts de montagne dont le Cachemire.
Cette même année, suite aux
traités de Lahore et d'Amritsar, le Cachemire est cédé
par la Compagnie Anglaise des Indes Orientales, avec l'accord du gouvernement
britannique, pour la somme de 7,5 millions de roupies à un officier
de la cour de Lahore, Gulab Singh, resté neutre dans le conflit.
Ce traité accorde à Gulab Singh, qui règne sur
la région du Jammu, la souveraineté à perpétuité
sur le Cachemire dont il devient le Maharaja, sous suzeraineté
britannique.
Avec Gulab Singh appartenant à
la lignée des Dogra, chevaliers hindous (kshatriyas) dont il
est fait mention dans le Mahâbhârata, le Cachemire retrouve
la paix et l'harmonie. L'ordre est enfin rétabli après
des siècles de tyrannie et de vandalisme. Le royaume du Cachemire
entre à nouveau dans une période d'expansion et de rayonnement.
Gulab Singh étend considérablement son territoire, conquiert
Poonch, Ragauri, Chitral, Basoli et même des territoires frontaliers
du Tibet. Il donne au royaume ses frontières actuelles et jette
les fondations de l'État moderne du Jammu-Cachemire.
Sous la dynastie des Dogra le royaume
se développe économiquement, retrouve sa prospérité
et se modernise. Les Dogra adoptent d'une manière générale
les institutions de l'Inde britannique. Les moyens de communication
se développent et la vallée du Cachemire s'ouvre au tourisme
et devient le lieu de vacances privilégié des ressortissants
britanniques.
En
1925, le petit-fils de Gulab Singh, le Maharaja Hari Singh monte sur
le trône. Hari Singh poursuit la modernisation du Cachemire et
réforme les institutions, autorisant la création de partis
politiques.
En 1947, lorsque l'Angleterre se résoudra
à accorder l'indépendance à l'Empire des Indes
britanniques, c'est Hari Singh, souverain hindou, qui aura à
choisir le statut futur de l'État du Jammu-Cachemire dont la
population est devenue majoritairement musulmane au cours des siècles.
Il devra se prononcer pour l'indépendance de son royaume, ou
son accession à l'Union indienne ou au Pakistan, cet état
islamique créé pour les musulmans par les musulmans sous
le patronage des Britanniques.
Mais avant d'aborder cet épisode
de l'histoire du Cachemire, revenons rapidement aux événements
qui ont engendré la tragique partition de l'Inde et la création
du Pakistan dont découle le problème du Cachemire.

L'Empire des Indes britanniques
Comme le Jammu-Cachemire, la plupart des
royaumes hindous de l'Inde ont subi les invasions musulmanes arabes,
turques et mongoles, et comme lui nombre d'entre eux ont vu une partie
de leur population hindoue convertie à l'islam. Et dans certaines
régions, surtout dans le Nord de l'Inde, dans les provinces limitrophes
de l'Afghanistan, au Punjab, au Baluchistan, au Sindh, dans la partie
Est du Bengale, pour ne citer que celles-ci, tout comme dans la vallée
du Cachemire, la population devient majoritairement musulmane entre
le VIIIe et le XVIIIe siècle. Des royaumes hindous se retrouvent
administrés par les envahisseurs musulmans. Mais l'Inde ne sera
jamais conquise entièrement et les populations hindoues et sikhs
ne cesseront de lutter contre la tyrannie de l'envahisseur : les sultans
du Deccan ne conquerront le Sud de l'Inde qu'après la chute du
vaste empire de Vijayanagar en 1565 ; les guerriers Jats sous le règne
d'Aurangzeb s'empareront de vastes territoires, de même les valeureux
sikhs deviendront les maîtres du Punjab et, nous l'avons vu, reprendront
le Cachemire aux Afghans.
Les
princes hindous rajputs et mahrattes, dont le célèbre
roi Shivaji qui combattit l’Empire Moghol d'Aurangzeb et établit un
important royaume dans le Deccan et le Sud de l’Inde, seront une menace
constante pour le pouvoir étranger. Au début du XVIIIe
siècle, les Mahrattes, sous l'autorité du peshwa Balaji
Visvanath puis de son fils Baji Rao Ier, constituent un immense empire
hindou, le Hindu-Pad-Padshahi, rivalisant en puissance avec l'empire
moghol de Muhammad Shah. Et après les incursions sanglantes du
Perse Nadir Shah et de l'Afghan Ahmad Shah Abdali qui affaiblissent
considérablement l'empire moghol, le souverain mahratte Mahadaji
Sindhia en devient le dirigeant virtuel en 1789 - le Moghol Shah Alam
II n'occupant plus qu'une fonction honorifique. Mahadaji Sindhia met
ainsi fin à la suprématie musulmane sur l'Inde et rétablit
virtuellement celle des hindous. (voir
cartes)
Mais les conflits incessants entre Mahrattes
et Moghols, et leurs luttes respectives contre les hordes afghanes,
ont considérablement affaibli les deux camps. L'Inde se trouve
alors prête pour une nouvelle conquête étrangère.
Après les souffrances endurées
sous la barbarie des envahisseurs musulmans depuis le XIe siècle,
puis sous la tyrannie des empereurs moghols du XVIe au XVIIIe siècle,
l'Inde subit le pillage de la Compagnie Anglaise des Indes Orientales
qui, avec l'appui du gouvernement britannique, étend son hégémonie
à presque tout le sous-continent, la présence de ses rivaux
portugais et français ne se réduisant qu'à quelques
comptoirs.
En 1876, la Reine Victoria devient Impératrice
des Indes. L'Empire des Indes britanniques se divise alors en deux parties
: d'une part l'Inde britannique composée des provinces conquises
et directement administrées par le gouvernement anglais, et d'autre
part l'Inde des états princiers, comme le Jammu-Cachemire ou
l'État d'Hyderabad, dirigés par un Maharaja, un Raja,
un Nawab ou un Nizam. Chacun de ces états, sous suzeraineté
britannique, disposant d'une certaine liberté quant à
l'administration de ses affaires intérieures. (voir
cartes)
Le gouvernement colonial va alors, dans
les états qu'il administre directement, non seulement légaliser
et organiser le pillage des ressources naturelles du pays, mais en plus
y ajouter le fardeau d'impôts iniques, les états princiers
vassaux étant, quant à eux, soumis à des fortunes
diverses suivant leur niveau d'autonomie par rapport à la Couronne.
Tout cela mené d'une main de fer faite de répression brutale
et de persécutions de tous ordres.
L'industrie et l'artisanat indiens sont
quasiment annihilés au profit de la production industrielle britannique.
Le prolétariat et la paysannerie sont réduits à
la misère la plus noire, les famines récurrentes déciment
la population emportant des millions de vies. Ainsi 4 millions de personnes
périssent dans le Deccan entre 1876-1878 et plus de 5 millions
en 1896-1897.
De telles épreuves, les souffrances
et la désolation qui en résultent sapent la vitalité
du pays et du peuple réduit au désespoir et à l'humiliation
- l'Inde en porte encore aujourd'hui les stigmates [9].

Diviser pour régner
Face
à cette situation de grands réformateurs et hommes politiques,
tels Raja Rammohan Roy, Swami Dayananda Saraswati, Rajnarain Bose, Surendra
Nath Banerjee vont tenter d'influer la politique britannique et de sortir
le peuple indien de sa torpeur et de son apathie. Leurs actions donnent
naissance au mouvement nationaliste indien qui voit le jour dans la
seconde partie du XIXe siècle et se développe au début
du XXe siècle.
En 1885, afin de contrôler le mouvement
nationaliste et de prévenir une explosion de violence, le gouvernement
colonial favorise la création d'un parti politique indien, le
Congrès national indien, chargé de représenter
officiellement les intérêts du peuple indien, sous le parrainage
de l'Anglais Allen Octavian Hume. Malheureusement, au fil des ans le
Congrès qui se satisfait de « réformes » superficielles
se transforme en un organisme d'obédience au gouvernement britannique.
Deux hommes politiques exceptionnels, B. G. Tilak (1856-1920)
et Sri Aurobindo (1872-1950),
vont reprendre le flambeau du nationalisme indien qu'ils vont contribuer
à insuffler dans l'Inde entière. Sri Aurobindo ose parler
du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, et il est
le premier homme politique indien à revendiquer l'indépendance
totale de l'Inde du joug britannique. Leur influence sur le Congrès
qu'ils jugent trop timide et au service des Anglais va croissant et
un courant nationaliste de plus en plus influent s'y développe.
Le Congrès commence à échapper à son mentor
anglais et s'oppose de plus en plus à ses « réformes
».
En 1905 le Vice-roi des Indes Lord Curzon
veut briser la vague nationaliste qui enfle au Bengale et se répand
au-delà. Selon le principe politique anglais de « diviser
pour régner » il impose le démembrement du Bengale
en deux provinces administratives distinctes où les Bengalis
hindous seront minoritaires. La province du Bengale de l'Est (le futur
Bangladesh) est délimitée de telle sorte que les musulmans,
moins avancés politiquement et plus loyaux à la Couronne,
y soient majoritaires. Par ce plan machiavélique
Lord Curzon espère ainsi détruire la solidarité
du peuple bengali et porter un coup fatal au mouvement nationaliste
[10].
Mais la partition du Bengale provoque
le mécontentement de la majorité des Bengalis, et bien
au contraire attise le sentiment patriotique dans toute la province.
Le mouvement nationaliste redouble de vigueur et atteint toutes les
couches de la population suscitant sympathie et solidarité dans
l'Inde entière.
Le Congrès national indien se fait
alors le porte-parole de la lutte contre la partition du Bengale et
des idées nationalistes, et en 1906 lors de sa session à
Calcutta il adopte, sous la pression des nationalistes menés
par Tilak et Sri Aurobindo, un programme d'action en quatre points :
Swaraj (indépendance totale du joug britannique),
Swadeshi (indianité : développement de la production indienne
artisanale, industrielle, etc.), boycott des institutions et des produits
britanniques, et développement d'une éducation nationale
[11].
Ce programme, avec sa revendication affichée
d'indépendance de l'Inde, est bien évidemment inacceptable
pour le colonisateur britannique qui, pour casser le mouvement anti-partition
nationaliste mené principalement par la majorité hindoue,
ne va pas hésiter à attiser le sentiment anti-hindou existant
chez une partie de la population musulmane et réveiller le vieux
rêve de l'hégémonie musulmane sur l'Inde.
« Divide et impera. »

La Ligue musulmane : la graine de la partition
de l'Inde
Pour ce faire, les Britanniques vont s'appuyer
sur les musulmans radicaux issus du mouvement de l'Université
musulmane d'Aligarh, le Aligarh Movement, lancé en 1877 par Syed
Ahmad, farouchement anti-hindous, mais aussi anti-Congrès, car
ils lui dénient toute représentativité de la communauté
musulmane. Pour ces fondamentalistes, les hindous
et les musulmans forment deux entités politiques séparées
de nationalités distinctes, les musulmans appartenant à
la nation musulmane, l'Oumma [12],
et non à l'Inde, donnant ainsi la primauté à l'identité
religieuse sur la préférence nationale, alors que la grande
majorité des musulmans indiens étaient sinon des hindous
convertis, du moins des descendants d'hindous convertis au cours des
siècles.
Ces leaders musulmans, parmi lesquels
certains sont issus de l'intelligentsia musulmane qui a dominé
l'Inde sous l'empire moghol, voient dans la partition du Bengale - la
création d'une province administrée par les musulmans
- la concrétisation de leurs ambitions politiques et religieuses.
Aussi vont-ils devenir de fervents défenseurs de la partition.
Ainsi, pour arriver à ses fins
politiques, Lord Curzon accorde à Salimullah, Nawab de Dacca,
une position particulière au sein de l'administration du Bengale
de l'Est où les musulmans sont majoritaires, et il fait de Dacca
la capitale du nouvel État. Salimullah va alors prendre la tête
du mouvement pour la partition du Bengale et mobiliser toute la société
musulmane bengalie autour de lui. D'autre part, l'administration du
nouvel État dirigée par le Lieutenant-gouverneur Fuller
va favoriser ouvertement les musulmans du Bengale de l'Est.
Prélude à la partition de
l'Inde, le 1er octobre 1906 à Simla, lors d'une réunion
arrangée par les Britanniques avec les principaux leaders musulmans,
Lord Minto, le nouveau Vice-roi, poursuivant la politique pro-musulmane
de Lord Curzon, accepte les revendications d'un électorat séparé
pour les musulmans, avalisant ainsi la théorie politique du Aligarh
Movement de deux nationalités distinctes en Inde, l'une musulmane,
l'autre hindoue.
Forts de cette reconnaissance
et de leur pouvoir croissant, les leaders musulmans, encouragés
en sous-main par les Britanniques, décident la création
d'un parti politique qui puisse défendre les intérêts
communautaires et les revendications des musulmans auprès du
gouvernement britannique face à un Congrès, majoritairement
composé d'hindous [13],
porté par la vague de contestation contre la partition du Bengale.
Et le 30 décembre 1906 lors d'une réunion qu'ils tiennent
à Dacca, les leaders musulmans, sous l'autorité des Nawab
Salimullah et Mohsin-Ul-Mulk qui dirige le Aligarh Movement, créent
la All India Muslim League (la Ligue musulmane) ; ils se prononcent
sans équivoque pour le maintien de la partition du Bengale, bénéfique
pour les musulmans, et condamnent fermement le mouvement anti-partition
mené par le Congrès. Affirmant leur fidélité
au Raj britannique qu'ils considèrent comme leur
protecteur contre « l'hégémonie hindoue »
ils dénoncent le programme politique nationaliste du Congrès
: indianité, boycott des institutions et des produits anglais,
indépendance.
Ainsi, les musulmans, qui s'étaient
tout d'abord opposés à la partition du Bengale au nom
de l'unité des Bengalis, vont en devenir progressivement le plus
ferme soutien, principalement pour s'opposer au Congrès.
Dès lors, la Ligue musulmane recrute
ses adhérents, non seulement au Bengale oriental, mais dans toutes
les communautés islamiques de l'Inde. Elle tiendra sa première
session le 29 décembre 1907 à Karachi.

Un état séparé pour les musulmans
: le Pakistan
La fondation de la Ligue musulmane et
les concessions des gouvernements britanniques successifs envers celle-ci
ont pour effet de stigmatiser les divisions entre hindous et musulmans
et de les opposer en deux camps politiques hostiles. Conséquence
de ce jeu politique, le fossé entre les deux communautés
ne cessera de s'accroître dans les années qui suivent la
partition du Bengale et favorisera la création du Pakistan en
1947.
Avec le mouvement pour le Swadeshi et
le boycott né de la lutte contre la partition du Bengale, sous
l'impulsion des nationalistes du Congrès le nationalisme indien
s'est affermi dans tout le pays, et avec lui l'éveil de la population
indienne à la conscience nationale. La revendication d'indépendance
du joug britannique, Swaraj, devient alors naturelle au sein de la communauté
hindoue et se trouve renforcée par la répression brutale
envers les nationalistes et les « réformes » du colonisateur
britannique inacceptables pour le peuple indien.
Pourtant dès 1907, les modérés
du Congrès, soucieux de ne pas déplaire aux Britanniques,
imposent au Congrès un programme politique expurgé de
toute revendication d'indépendance, ce qui provoque une scission
avec les nationalistes et le départ de ces derniers du Congrès.
Et en 1909, le Congrès, qui ne
compte donc plus dans ses rangs que des modérés, sous
l'autorité de son leader Gokhale, malgré l'opposition
et les mises en garde des dirigeants nationalistes, accepte un train
de réformes politiques dites Morley-Minto du nom du Secrétaire
d'État pour l'Inde Lord Morley et du Vice-roi des Indes Lord
Minto. En effet, si celles-ci introduisent l'élection au suffrage
censitaire d'une partie des membres des assemblés législatives
provinciales aux prérogatives toutefois très limitées
, comme l'avait promis Lord Curzon à la Ligue musulmane
en 1906, ces réformes instaurent officiellement un électorat
séparé pour les musulmans, divisant ainsi un peu plus
les deux communautés. Les musulmans voteront dans des collèges
séparés pour élire des coreligionnaires aux sièges
qui leur seront réservés. D'autre
part, la proportion de ces sièges dans l'assemblé d'une
province donnée sera généralement supérieure
à celle des musulmans dans la population de cette province
les musulmans y seront donc surreprésentés [14].
Dans les années qui suivront, le
mouvement nationaliste, dont la plupart de ses leaders sont victimes
de la répression britannique - nombre d'entre eux sont emprisonnés,
voire déportés - se trouve alors privé de canal
politique.
Il
faudra attendre 1914 avec le Home Rule Movement lancé par Annie
Besant et B.G. Tilak, de retour de déportation et devenu le leader
des nationalistes après le retrait de la vie politique de Sri
Aurobindo, pour que les aspirations nationalistes du peuple indien soient
à nouveau incarnées politiquement. Ainsi, dans la perspective
de l'indépendance de l'Inde du Raj britannique, les leaders du
Home Rule Movement proposent au gouvernement britannique un programme
de transfert progressif de pouvoirs entre l'administration coloniale
et un gouvernement indigène.
Là encore, pour retarder cette
échéance, les Britanniques font tout pour briser la dynamique
du Home Rule Movement, usant une nouvelle fois de leur stratégie
politique de « diviser pour régner ». D'une part
ils s'appuient sur les modérés du Congrès réfractaires
au programme nationaliste afin d'entretenir les dissensions entre modérés
et nationalistes - et par là prévenir le retour de ces
derniers dans le Congrès ; et d'autre part, ils affirment qu'aucune
réforme politique ne pourra être envisagée sans
qu'il y ait consensus entre hindous et musulmans, favorisant ainsi les
ambitions politiques de la Ligue musulmane afin de maintenir la division
entre les deux communautés.
Et ce n'est qu'en décembre 1926
à Madras, après que les nationalistes aient réintégré
le Congrès et que leurs revendications politiques s'y soient
imposées, que le Congrès, dont Gandhi a pris le pouvoir
après le décès de B. G. Tilak en 1920, adopte à
nouveau l'indépendance complète pour l'Inde comme le but
politique principal à atteindre. Ce qu'il réaffirmera
lors de sa session de Lahore en décembre 1929 sous la présidence
de Jawaharlal Nehru.
Après la Première Guerre
mondiale, les musulmans de l'Inde s'insurgent contre les conditions
de paix imposées par les Alliés à la Turquie. À
partir de 1919, plusieurs responsables politiques musulmans menés
par les frères Ali, membres de la Ligue musulmane, se mettent
à exiger que le Sultan de Turquie continue d'être considéré
comme le Calife ou chef religieux de la Nation musulmane, alors même
que les Turcs rejettent cette autorité et que l'empire ottoman
touche à sa fin. Gandhi, sans se rendre compte de l'anachronisme
de cette revendication et de son caractère panislamique, lui
donne son plein appui, allant jusqu'à déclarer qu'il est
du devoir de tout hindou de soutenir le « mouvement du Khalifat
» avant même celui de l'indépendance de l'Inde. Nombreux
sont ceux qui ne peuvent comprendre en quoi le sort du Sultan de Turquie
prévaut sur la bataille pour la libération de l'Inde,
pourtant le Congrès s'associe au « mouvement du Khalifat
». Fort de l'appui de Gandhi et du Congrès, celui-ci se
développe dans toute l'Inde et avec lui l'opinion musulmane devient
alors violemment anti-britannique. Mais sans pour
autant se rapprocher du Congrès et des hindous. Bien au contraire,
ce mouvement panislamique en faveur du Khalifat turc accroît l'antagonisme
entre les deux communautés [15].
Des émeutes voient le jour dans
tout le pays dont certaines aboutissent à des rebellions armées
de grande ampleur comme au Kérala avec la révolte de la
communauté des Moplah, descendants d'Arabes immigrés.
Ceux-ci, s'étant procurés des armes se soulèvent
en masse et établissent une sorte de « gouvernement
Khalifat » dans leur province où ils attaquent
les hindous et en forcent un grand nombre à se convertir à
l'Islam. Cette révolte, durement réprimée par les
Anglais, n'eut pas de suite, mais les Moplah vont devenir de fermes
partisans de la Ligue musulmane, comme nombre de musulmans ayant participé
au mouvement Khalifat, contribuant ainsi au développement de
celle-ci.
Désormais, il ne se passera pas
d'année sans que de terribles émeutes communales n'opposent
hindous et musulmans.
En 1928, Mohammed Ali Jinnah, transfuge
du Congrès dont il désapprouve la proposition de Constitution
pour une Inde libre faite par Motilal Nehru, le père de Jawaharlal
Nehru, - défavorable à ses yeux pour les musulmans - prend
la présidence de la Ligue musulmane. En quelques années
Jinnah va considérablement renforcer le pouvoir de celle-ci en
l'imposant aux Britanniques et au Congrès comme seul parti représentatif
des musulmans indiens.
Jinnah va radicalement changer le champ
politique en le transformant en une lutte entre la minorité musulmane
et la majorité hindoue et se pose en champion de la cause musulmane
face au Congrès majoritairement hindou. Afin d'élargir
son assise populaire il joue sur la fibre religieuse et brandit le spectre
d'une hypothétique menace que ferait peser sur les musulmans
le Congrès hindou s'il était au pouvoir en Inde.
Et sous l'impulsion de Jinnah la politique
de la Ligue musulmane évolue vers le pan-islamisme. Les revendications
de la Ligue musulmane vont sortir du cadre des négociations avec
le Congrès et le gouvernement britannique afin d'élaborer
une constitution indienne prenant en compte les droits des musulmans.
Et à la fin des années 30,
poussant plus avant la théorie du Aligarh Movement des deux nationalités
distinctes, Jinnah reprend la doctrine d'un état séparé
pour les musulmans énoncée par l'idéologue Muhammad
Iqbal en 1930 et développée par la suite par Rahmat Ali,
un jeune étudiant musulman de Cambridge : le Pakistan. Cet
état serait composé des provinces et des royaumes indiens
où les musulmans, comme au Cachemire, sont devenus majoritaires
et qui de ce fait, selon les tenants de cette doctrine, ne font plus
partie de l'Inde mais de la nation musulmane [16].
Car pour Jinnah et
les dirigeants de la Ligue musulmane il est inacceptable que les musulmans
se retrouvent minoritaires dans une Inde libre majoritairement hindoue,
qui plus est laïque et démocratique, principes incompatibles,
selon eux, avec les institutions sociales et politiques des musulmans
imprégnées de l'idéal religieux islamique et donc
de ce fait devant être régies par la charia [17].
Pour eux les musulmans et les hindous ne peuvent coexister ensemble
pacifiquement tant leur religion les oppose et leurs intérêts
politiques sont inconciliables - contrairement à ce que pensent
les leaders du Congrès. Jinnah, avec la Ligue musulmane, va donc
tout mettre en uvre pour faire aboutir son projet politique.
Conséquence de cette doctrine,
dans les années qui précédent la Seconde Guerre
mondiale, le concept d'une nation séparée indépendante
grandit dans l'esprit des musulmans indiens, surtout dans les provinces
du Nord-Ouest de l'Inde et du Bengale de l'Est où ils sont majoritaires.
Lorsque la Seconde Guerre mondiale éclate,
l'Angleterre a impérativement besoin du soutien et de la participation
de l'Inde dans sa guerre contre l'Allemagne nazie. Le gouvernement britannique
est donc prêt à des concessions. L'avènement de
l'indépendance de l'Inde se révèle alors inéluctable
et s'annonce imminent.
Dans cette perspective, lors de la session
de la Ligue musulmane à Lahore en 1940, Jinnah demande officiellement
au gouvernement britannique la création du Pakistan, état
islamique indépendant pour les musulmans indiens.
À
suivre
(2ème
partie)
Laurent Baldo
Mai 2003
© Jaïa Bharati
(Laurent Baldo a vécu
sept ans en Inde, pays où il retourne régulièrement
et où il a de nombreux contacts. Il est membre fondateur de l'association
Jaïa-Bharati dont
il est Président.)

Références :
History of the freedom
movement in India, R. C. Majumdar, Vol. 1, 2 et 3, Ed. Firma KLM
Private Ltd, Calcutta, Inde, 1963.
The History and Culture
of the Indian People, General Éditor R.C. Majumdar, Ed. Bharatiya
Vidya Bhavan, Bombay 1955.
L'Inde de L'Islam,
Louis Frédéric, Ed. Arhaud, Paris 1989.
Kashmir - The Crown
of India, Prof. L. N. Dhar, Vivekananda Kendra, Kanyakumari, Inde,
juin 1984. Site internet http://www.kashmir-information.com/
L'Inde
et la Renaissance de la Terre, Sri Aurobindo, Ed. Institut de
Recherches Évolutives, Paris, 1998.
Histoire de l'Inde,
A. Daniélou, Ed. Fayard, Paris, 1971.
Un
Autre regard sur l'Inde, F. Gautier, Ed. du Tricorne, Genève,
2000.
La vie de Sri Aurobindo,
Peter Heehs, traduit de l'anglais par Patrice Ghirardi, Ed.du Rocher,
Paris, 2003.
Guerres contre l'Europe,
Alexandre Del Valle, Ed. des Syrtes, Paris, 2001.
Land
of the Passes, Claude Arpi, journal indien online Rediff.com,
juillet 2002.
J&K FAQ - Frequently
Asked Questions, compilé par CIFJKINDIA Team.
Site internet : http://www.cifjkindia.org
Vers l'Indépendance,
Écrits et discours (1906-1910) de Sri Aurobindo, Traduit du bengali
au français par Michèle Lupsa, Éditions
Sri Aurobindo Ashram Press, Pondichéry, 2002, 383 pages.
Les Mystères
de l'Inde, magazine L'Histoire, n°278.
Notes :
[1] Notamment
l'attentat suicide contre l'Assemblée régionale cachemirie
à Srinagar en octobre 2001 revendiqué par l'organisation
islamiste pakistanaise Jaish-e-Mohammed qui a fait 38 victimes civiles,
l'attaque gravissime du Parlement indien à New Delhi le 13 décembre
2001 par cinq islamistes pakistanais, le massacre de Kalu Chak près
de Jammu le 14 mai 2002 perpétré par 3 trois combattants
islamistes où 35 personnes ont trouvé la mort, principalement
des femmes et des enfants, et celui du 13 juillet 2002, à nouveau
près de Jammu, où 25 pèlerins hindous ont été
tués par des extrémistes musulmans lors du pèlerinage
annuel d'Amarnath au Cachemire. (voir
Le Pakistan un état terroriste.)
[2] En fait, depuis le VIIe siècle
les envahisseurs musulmans avaient tenté à plusieurs reprises
d'envahir l'Inde. Mais ils n'avaient jamais pu aller au delà
du Sindh, l'Empire Pratihara contenant leurs assauts pendant plus de
trois siècles.
[3] Kalhana, fils de ministre, est l'auteur d'une
histoire importante du Cachemire au XIIIe siècle, la Râjataranginî.
[4] Le Mahâbhârata : l'une des deux
grandes épopées hindoues, datant selon la tradition d'environ
3 000 ans avant notre ère. La célèbre Bhagavad
Guîtâ est tirée du Mahâbhârata.
[5] L'immense empire Maurya s'étendait de
l'Afghanistan au Bengale et de l'Himalaya à la rivière
Pennar dans le Sud.
[6] Srinagar : de Sri Nagar, la ville de Lakshmi,
déesse hindoue de la prospérité.
[7] Moghol : du mot mongol, désigne
les dynasties musulmanes descendant de Timur. Les Moghols, souverains
de cette dynastie, furent au nombre de dix-sept. Six ont le titre de
Grands Moghols : Babur, Humayun, Akbar, Jahangir, Shah Jahan et Aurangzeb
dont le règne s'étendit de 1618 à 1707.
[8] « Des ordres en accord avec l'organisation
de l'Islam, nous dit le Maasir-i Alamgîrî, furent envoyés
aux gouverneurs de toutes les provinces, de détruire les temples
et les écoles des Infidèles, de mettre fin à leurs
activités éducatrices et de faire cesser la pratique de
la religion des kâfir (Infidèles)
» L'Inde
de l'Islam, Louis Frédéric, p 217.
[9] Comme le remarque l'Indianiste
français Guy Deleury : « Par le pillage systématique
des richesses du Bengale d'abord, puis par l'exploitation de son empire
des Indes, l'Angleterre put, grâce aux énormes sommes extorquées,
fonder la première en Europe, les bases de son développement
industriel. Cette naissance du capitalisme occidental a été
payée par la ruine du paysan hindou ».
« En 1881, un rapport de l'administration
britannique en Inde, confrontée à ces pénuries
alimentaires récurrentes, préconise de ne pas intervenir
: sauvées, les starving
sections (classes
affamées) risquent d'augmenter considérablement leur fécondité
et de mourir en masse lors de la famine suivante. Ces peuples
en trop, voués
à disparaître , représentent alors 20% de la population
indienne [...]. » Les Mystères de l'Inde, magazine
L'Histoire, n°278 p 94.
[10] Ce que confirme Sri Aurobindo : « Si
nous nous sommes opposés si fortement à la partition du
Bengale, c'est que cette mesure était calculée pour porter
gravement atteinte au pouvoir politique du peuple de langue bengalie.
Notre seconde objection était que, de son propre aveu, le gouvernement
voulait ainsi créer une province musulmane avec Dacca comme capitale,
et l'intention évidente était de semer la discorde entre
hindous et musulmans dans une province où, de toute l'histoire
de la présence britannique, elle n'avait jamais existé
» 4 septembre 1906. (L'Inde et la Renaissance de la Terre,
page 21).
Une lettre de H. Risley, secrétaire du Vice-roi, révèle
les intentions du gouvernement britannique : « Un de nos principaux
objectifs, écrit-il, est de diviser, et par là d'affaiblir,
le bloc des opposants à notre gouvernement. » (History
of the Freedom Movement in India, R. C. Majumdar, Vol. 2 p 27).
[11] Sri Aurobindo exposait ce programme dans un
article du Bande Mataram en 1907 : « Nous jugeons inacceptable
[...] l'exploitation de l'Inde par des étrangers, le drainage
continuel de ses ressources, qui engendre des famines endémiques
et un appauvrissement rapide... [...] Par un boycott organisé
et inflexible des marchandises anglaises, nous nous proposons de mettre
un terme à cette exploitation. De même, nous jugeons inacceptable
l'éducation telle qu'elle est impartie dans le pays, sa pauvreté
et son insuffisance délibérées, son caractère
antinational, sa subordination au gouvernement britannique, l'usage
qui en est fait pour décourager le patriotisme et inculquer le
loyalisme envers l'Angleterre. Nous nous refusons donc d'envoyer nos
enfants dans les écoles du gouvernement ou dans celles qu'il
contrôle et patronne [...], afin que l'esprit des jeunes Indiens
échappe à l'emprise de maîtres étrangers.
Nous nous élevons contre la façon dont la justice est
administrée, contre la partialités des magistrats et leur
sujétion fréquentes à des objectifs politiques,
contre le coût élevé de la procédure civile,
la brutalité des méthodes en vigueur et l'implacable rigueur
des peines criminelles. Aussi nous refusons nous désormais à
recourir aux tribunaux britanniques. [...]. Enfin, nus réprouvons
le caractère arbitraire, inquisitorial, répressif, des
pouvoirs publics qui utilisent la police, non pour protéger la
population, mais pour l'opprimer [...]. Nous nous interdisons donc de
solliciter l'aide, les avis ou la protection de l'administration et
n'acceptons aucune ingérence paternaliste dans nos activités
publiques... (Vers l'Indépendance, Écrits et discours
(1906-1910) de Sri Aurobindo.)
[12] Voici la définition de l'Oumma musulmane
que donne A. Del Valle dans son ouvrage Guerres contre l'Europe, concept
à l'origine de la création du Pakistan en Inde : «
Terme arabe désignant par extension la communauté politico-religieuse,
culturelle et juridique des croyants musulmans du monde entier [
]
La 'Oumma al-islamiyya' (communauté islamique) est universelle
et intemporelle. Elle ne connaît aucune limite de temps ou d'espace.
Là où se trouvent les 'croyants' - y compris dans un État
majoritairement non musulman, dès lors que les musulmans n'ont
pas abjuré - la Oumma est présente en tant que communauté
religieuse distincte et surtout en tant que nation et État. La
Oumma constitue donc une extra-territorialité politico-juridique
et civilisationnelle de fait lorsqu'elle se développe dans un
État 'infidèle' dont elle conteste la légitimité
du 'pouvoir impie' en place. »
[13] À part quelques figures
notoires tel Maulana Abdul Kalam Azad le Congrès comptait peu
de leaders musulmans. Et alors que la Ligue musulmane deviendra de plus
en plus puissante sous la présidence de Jinnah peu de leaders
musulmans intégreront le Congrès ou même y resteront.
Ils afficheront de plus en plus ouvertement leur panislamisme et rejoindront
finalement la Ligue musulmane.
[14] Dans son éditorial du 30 août
1909 pour le journal Karmayogin, Sri Aurobindo écrivait
prophétiquement au sujet de ces réformes : « Lord
Morley a entrepris de séparer les hindous des musulmans dans
le domaine politique. [
] À cet égard, Lord Morley
ne cache pas son jeu ; il a adopté ouvertement ce principe, 'diviser
pour régner', et engendré une inimitié permanente
entre hindous et musulmans. [
] Que ceux qui adhéreront
à ces réformes sachent qu'ils se feront complices de la
division pratiquée par Morley. Ils seront responsables des conflits
entre communautés et feront obstacle à l'unité
et à l'intégrité de l'Inde. » (Vers l'Indépendance,
page 103).
[15] « Gandhi, écrit Louis Frédéric,
en soutenant le mouvement panislamique 'au nom de l'unité de
l'Inde' ne se rendit nullement compte que ce mouvement était
en réalité dirigé contre l'union politique des
hindous et des musulmans. Saint homme peut-être pour les hindous,
Gandhi se révélait un bien piètre politicien. »
L'Inde de L'Islam, p 268.
[16] La théorie avancée
par Rahmat Ali était une pure négation de la réalité
historique car, comme nous l'avons vu dans le cas du Cachemire, l'hégémonie
musulmane sur ces états n'a jamais été continue
et les populations musulmanes, surtout les chiites et les soufis, ont
elles aussi souffert, bien que dans une moindre mesure que les hindous
et les sikhs, de la tyrannie des envahisseurs mongols et afghans. D'autre
part, l'islam pratiqué par ces populations majoritairement constituées
d'hindous convertis, le plus souvent par la force, était fortement
imprégné d'hindouisme, comme dans le cas des soufis ou
chiites au Cachemire. Il était donc tout a fait erroné
d'avancer, comme l'a fait Rahmat Ali, le concept d'une nation musulmane
homogène ayant dominé ces états durant plusieurs
siècles. Toutefois, celui-ci va finir par s'imposer au sein de
la Ligue musulmane.
Voici ce que Sri Aurobindo disait au sujet de cette nation musulmane
en 1947 : « L'idée qu'il y aurait deux nationalités
en Inde n'est qu'une notion apparue récemment, inventée
par Jinnah pour les besoins de sa cause, mais contraire aux faits. Plus
de 90% des musulmans indiens sont les descendants d'hindous convertis
et appartiennent à la nation indienne au même titre que
les hindous eux-mêmes. Ce processus de conversion s'est poursuivi
sans interruption. Jinnah lui-même est le descendant d'un hindou,
converti à une époque assez récente qui s'appelait
Jinahbhai, et beaucoup parmi les leaders musulmans les plus connus ont
une origine similaire. » (L'Inde et la Renaissance de la Terre,
page 270-271)
[17] Loi coranique.
