Cest dune
ironie quasiment voltairienne : voici le plus grand sceptique quait
produit la France, théiste frisant lathée, esprit
acéré, acerbe à loccasion, apôtre de
la raison, cinglant critique des religions (surtout les monothéistes,
et surtout le christianisme). Et que voit-on ? un engouement
subit, une fascination, une curiosité insatiable pour un pays
lointain, irrationnel, incompréhensible, débordant de
dieux et dadoration, de rites et de temples : lInde. Voltaire
tombe bêtement amoureux de lInde ! Pas si bêtement
: là comme en Égypte, en Chine et ailleurs, il cherche
à prouver par tous les moyens que les Européens ne sont
pas les premiers civilisés, quil y a eu bien des sagesses
plus anciennes, et plus sages aussi : plus tolérantes, pacifiques,
innocentes de ces bains de sang qui ont rougi à jamais le christianisme
et lislam. Voltaire entend donc remettre à sa place une
Europe agressive, conquérante, méprisante des « sauvages »
: Je suis convaincu que tout nous vient des bords du Gange, astronomie,
astrologie, métempsycose, etc. ... Les Grecs, dans leur mythologie,
nont été que des disciples de lInde et de
lÉgypte. ... Ce nest pas à nous, qui nétions
que des sauvages barbares, quand ces peuples étaient policés
et savants, à leur contester leur antiquité.
Et pourtant, à
son époque, les informations sur lInde qui parvenaient
en Europe étaient des plus fragmentaires, voire fantaisistes.
Voltaire se méfiait des récits des voyageurs, souvent
à juste titre ; pourtant il se fera prendre au piège lorsque
lun deux lui remettra une « traduction »
de lEzour-veidam, soi-disant texte sacré indien,
en réalité un faux composé par des Jésuites
afin de tourner en ridicule les croyances hindoues quimporte,
Voltaire sen servira avec enthousiasme pour établir la
supériorité de la sagesse indienne sur le christianisme
!
LInde surgit
partout dans son uvre, et il en est peut-être bien le premier
interprète français de substance : elle a droit à
plusieurs chapitres dans son Essai sur les murs et lesprit
des nations, se faufile dans le Dictionnaire philosophique,
et fait même lobjet dune étude : Fragments
historiques sur quelques révolutions dans lInde (1773),
étonnant petit ouvrage qui tente de pénétrer le
génie indien, y trouve une philosophie sublime, quoique fantastique,
voilée par dingénieuses allégories ; lhorreur
de leffusion de sang ; la charité constante envers les
hommes et les animaux... et considère que ce sont les premiers
« brachmanes » qui ont inventé les bases
des mathématiques, de lastronomie, la sculpture, la peinture
et lécriture.
Bien sûr, Voltaire
est persuadé que les Indiens daujourdhui ont déchu
de leur grandeur passée, enfouis sous une masse de superstitions,
daberrations et dindolence. (Cest seulement une dizaine
dannées après sa mort en 1778 que les premiers textes
sanscrits seront traduits en langues européennes.) Mais il ne
leur en veut pas trop, puisque, au moins, ils ne cherchent à
nuire à personne. En cela, il est remarquablement en avance sur
son époque, heure de gloire des expansions colonialistes. Voltaire
ne se lasse pas de railler lavidité des nations européennes,
prêtes à mettre lAmérique et lAsie à
feu et à sang pour fournir quelques épices aux tables
des bourgeois de Paris, de Londres... Les Albuquerques et leurs successeurs
ne purent parvenir à fournir du poivre et des toiles en Europe
que par le carnage. Il aimerait, sans se faire dillusions,
quon laisse lIndien en paix : Nous avons désolé
leur pays, nous lavons engraissé de notre sang. Nous avons
montré combien nous les surpassons en courage et en méchanceté,
et combien nous sommes inférieurs en sagesse. Nos nations dEurope
se sont détruites réciproquement dans cette même
terre, où nous nallons chercher que de largent, et
où les premiers Grecs ne voyageaient que pour sinstruire.
Mais ce qui attire
Voltaire par-dessus tout, cest cette profondeur quil sent
confusément, en dépit des océans, des siècles
et des langues qui séparent ces deux mondes. La religion du
brachmane est celle du cur, celle de lapôtre convertisseur
est la religion des cérémonies. Il fallait que ce convertisseur
fût bien ignorant pour ne pas savoir que le baptême était
un des anciens usages de lInde et quil a précédé
le nôtre de plusieurs siècles. On pourrait dire que cétait
au brachmane à convertir Xavier [1] et que
ce Xavier ne devait pas réussir à convertir le brachmane.
Telle est la dure
loi : la barbarie lemporte toujours sur le raffinement, comme
on peut encore le voir aujourdhui. Une histoire sans fin, ou inachevée
?
(Michel
Danino vit en Inde depuis 1977, actuellement près de Coimbatore.
Il a dirigé et écrit plusieurs livres, notamment un
livre sur le problème aryen du point de vue indien, «
The Invasion That Never Was », et donné de nombreuses
conférences sur la culture et lhistoire ancienne de lInde.
En 2001, avec 160 éminentes personnalités indiennes,
il lança le Forum
International pour l'Héritage indien. Il a aussi participé
activement à la défense de lenvironnement dans
les montagnes des Nilgiris (Tamil Nadu).
(Ce texte ne peut être reproduit qu'avec la
permission de l'auteur, qui peut être contacté à
michel_danino@yahoo.com.)
Note :
[1] Saint François Xavier, qui fit instituer
le saint-office de lInquisition à Goa en 1560. Destructions
de temples, tortures, bûchers et conversions forcées sensuivirent.
Ce nest quen 1812 quelle fut officiellement abolie.
Inutile dajouter que lÉglise na jamais exprimé
de regret pour ce noir chapitre de lhistoire de lInde, ni
pour la destruction de temples hindous dans dautres régions
(comme le grand temple de Pondichéry, démoli en 1748 après
les manigances des Jésuites).