Paru dans La Revue d'Auroville n°13
et 14
éditée par Auroville
Press
« À cette époque-là,
le Rishi conduisait les hommes. Il était tout ensemble sage,
poète, prêtre, savant, prophète, éducateur,
érudit et législateur. Composait-il un chant, celui-ci
devenait l'un des hymnes sacrés du peuple ; prononçait-il,
émergeant d'une communion intense avec Dieu, quelque phrase profonde,
et de ces mots naîtraient dans les âges suivants de puissantes
philosophies ; présidait-il à un sacrifice, et sur ses
sept langues de feu les rois et les peuples s'élevaient jusqu'à
la richesse et la grandeur. Il formulait un aphorisme pénétrant
et l'on en faisait la fondation d'une science future, qu'elle soit éthique,
pratique ou physique ; il rendait un jugement dans une dispute et son
verdict donnait naissance à un code ou une grande théorie
législative.
C'est dans les forêts
des Himalayas ou à la confluence de grands fleuves qu'il vivait,
centre d'une famille patriarcale basée non sur des relations
de sang mais sur des échanges de pensée : les enfants
de ces sages, adolescents héroïques aux yeux brillants et
à la soif ardente de connaissance, deviendraient eux-mêmes
de grands Rishis ou des maîtres à penser illustres. Lui-même
était le maître de toute connaissance, de tout art et de
toute science. Il avait obtenu son savoir par la méditation ;
guidé par l'inspiration, il procédait en avançant
d'intuition en intuition. Par une concentration austère des facultés,
il disciplinait la raison rebelle et laissait agir la vision intérieure
infaillible, qui est au-dessus de la raison comme la raison est au-dessus
de la simple vision. Et là encore, les Rishis fonctionnaient
par éclairs d'intuition, chaque illumination surgissant quand
les dernières lueurs de la précédente n'étaient
pas encore éteintes, jusqu'à ce que le tout forme une
chaîne logique une logique qui n'était ni pensée
froide ni logique de raisonnement, mais la logique d'une inspiration
continue et cohérente. Ceux qui cherchaient l'Éternel
au moyen d'austérités physiques, par exemple en se laissant
brûler par cinq feux (un de chaque côté et le soleil
de midi au-dessus) ou en restant couché pendant des jours sur
un lit de piques, ou bien en utilisant des méthodes de yoga basées
sur une science physique avancée, appartiendraient à une
époque ultérieure. Les Rishis étaient des penseurs
inspirés, leur démarche ne devait rien à la raison
déductive ni à aucun processus physique dépendant
des sens.
L'énergie de
leurs personnalités était colossale. S'empoignant avec
Dieu en de farouches méditations, ils avaient acquis des énergies
spirituelles incalculables, leur colère pouvait anéantir
les peuples et le monde était en danger quand ils ouvraient la
bouche pour lancer une malédiction. Cette énergie était,
par le principe d'hérédité, transmise à
leurs descendants, du moins sous la forme d'une force latente et éducable.
Par la suite, la vigueur de cette race s'éteignant, le feu intérieur
s'affaiblit et décrût. Mais au commencement, même
l'enfant à naître était divin. Quand Chyavan était
encore dans le sein de sa mère Puloma, un Titan à qui
cette dernière avait été promise avant de devenir
l'épouse de Bhrigu, tenta, profitant de l'absence du Rishi, d'enlever
l'aimée qui lui avait été arrachée. L'enfant
en gestation, dit-on, ressentit l'affront et sortit du ventre de sa
mère, brûlant d'un tel feu de puissance divine héritée
de son père que le Titan ravisseur périt, foudroyé
par la fureur d'un nouveau-né. Les Rishis, en effet, n'étaient
pas dénués de passions. Ils étaient enclins à
la colère et prompts à l'amour. Dans l'orgueil de leur
puissance de vie et de leur génie, ils s'abandonnaient à
leurs désirs de beauté, s'unissant aux filles de Titans
ou fréquentant les nymphes du Paradis dans les solitudes majestueuses
des collines et des forêts. C'est d'eux que sont nés ces
anciens clans sacrés de l'antiquité préhistorique,
les Bargha, les Barhaspatha, les Gautama, les Kashyapa, en lesquels
encore maintenant se répartissent les descendants des Aryens.
C'est ainsi que l'Inde déifia les grands
hommes qui lui donnèrent sa civilisation. »
Ce
texte de Sri Aurobindo nous a donné l'idée
d'utiliser cet espace pour raconter quelques-unes des histoires innombrables
concernant les Rishis de l'Inde ancienne. Nous commencerons par la relation
de la longue lutte opposant le Roi Vishvamitra au Rishi Vasistha, lutte
au cours de laquelle le Roi dut évoluer et finit par devenir
un Brahmarshi, c'est-à-dire un Rishi qui possède la connaissance
du Brahman, la connaissance la plus haute. Vasistha et Vishvamitra jouent
tous deux un rôle important dans l'épopée du Ramayana
et nous nous inspirerons donc de son auteur Valmiki. Avant de débuter
l'histoire proprement dite, il serait peut-être bon de rappeler
au lecteur français que selon la tradition indienne, l'homme
de connaissance (ou Rishi) est supérieur à l'homme de
pouvoir (ou Roi). Et puisqu'il est question d'une vache dans l'histoire,
il n'est sans doute pas inutile non plus de se souvenir que, d'après
Sri Aurobindo, la vache est le symbole de la lumière ou de la
conscience, et son lait, de « la connaissance et du pouvoir
descendant de la conscience divine. »
Le Roi
et le Rishi
En ce temps-là, vivait un roi puissant
et juste du nom de Vishvamitra. Il avait régné dans sa
capitale pendant bien longtemps quand, un jour, il décida de
parcourir la terre, accompagné d'une armée composée
d'innombrables éléphants, cavaliers, chariots et fantassins.
Il traversa des fleuves et des collines, des vallées et des montagnes,
des cités et des forêts, et un jour il arriva devant l'ashram
du grand Rishi Vasistha. Le Roi fut émerveillé de ce qui
s'offrait à sa vue et eut l'impression de découvrir le
paradis du dieu Brahma lui-même. C'était en effet un spectacle
idyllique que cet ermitage où vivaient en paix toutes sortes
d'animaux sauvages, où les arbres donnaient fleurs et fruits
en abondance et où de nombreux Rishis, maîtres de leurs
sens, de leurs pensées et de leurs désirs, tout illuminés
d'une lumière intérieure, se consacraient à la
méditation, à la répétition de syllabes
sacrées et au sacrifice. Le valeureux Vishvamitra s'inclina humblement
devant Vasistha, cette Grande Âme. Il s'enquit du bien-être
des habitants de l'ashram, hommes, animaux et plantes. De son côté,
Vishvamitra questionna le Roi et lui demanda si tout était en
ordre dans son royaume et si la Loi y régnait. Après cet
échange et les offrandes traditionnelles de bienvenue, Vasistha
exprima le souhait de recevoir le Roi ainsi que son armée d'une
façon qui soit digne d'un souverain aussi puissant. Vishvamitra
commença par décliner, affirmant que la seule vue du sage
l'avait honoré. Cependant, sur l'insistance de Vasistha, il finit
par accepter.
Le grand ascète
appela Shabala, sa vache au pelage blanc tacheté de brun : « Ô
Shabala, approche et écoute ma requête. Je veux offrir
au Roi Vishvamitra un repas somptueux. Je t'en prie, lumineuse Shabala,
toi qu'on appelle kamadhuk, celle-de-qui-l'on-tire-les-désirs,
laisse-moi te traire et tirer de toi toutes sortes de mets aux saveurs
variées. » La belle Shabala répondit en produisant
en abondance des jus de canne à sucre, des sucreries, des gâteaux
de riz empilés sur des plateaux brillants, des boissons alcoolisées,
des montagnes de riz, des céréales cuites dans du lait,
toutes sortes de soupes de lentilles épicées, des fleuves
de lait fermenté et bien d'autres plats succulents. Il y avait
de la nourriture pour l'entière armée de Vishvamitra,
pour tous les courtisans qui l'accompagnaient ainsi que pour ses ministres
et son escorte. Ce fut un grand festin pour tous. Quand il se termina,
le Roi remercia chaleureusement Vishvamitra, puis ajouta : « Brahmane
! Écoute ma prière, toi qui es le maître de la prière.
Je te donne mille vaches en échange de Shabala. En vérité
cette vache est un joyau et un joyau ne peut être que l'ornement
du Roi. Ô deux-fois-né, donne-moi Shabala. Elle m'appartient
de par la Loi. »
« Ni pour
mille vaches, répondit le Rishi, ni pour des millions de têtes
de bétail, ni même pour des tas de pièces d'or,
je ne me séparerais de Shabala. Ô conquérant, il
est impensable que je l'abandonne. Ma vie, mes sacrifices aux dieux,
mes offrandes, mes mantras dépendent d'elle seule. Elle est mienne
pour l'éternité. Elle est tout ce que je possède,
elle est toute ma joie. Pour toutes ces raisons, ô Roi, je ne
te donnerai pas Shabala. »
« Je t'offre
quatorze mille éléphants caparaçonnés d'or,
insista le Roi avec feu, et puis encore huit cents chariots tirés
par des chevaux blancs et décorés de clochettes brillantes.
En outre, je t'offre un million de génisses aux robes variées.
Tout cela pour une seule vache ! Il me faut Shabala, brahmane. Donne-la
moi ! »
« Sache-le,
ô Roi, je ne me séparerai jamais de Shabala, elle est mon
trésor, ma possession, mes richesses, elle est toute ma vie.
Tous mes actes prennent racine en elle. Mais il est inutile de discuter
plus avant. Celle qui me donne tout ce que je désire, je ne la
laisserai jamais partir. »
L'entrevue tourna court.
Mais voilà que le Roi ordonna à ses serviteurs de s'emparer
de Shabala. Les gardes saisirent la vache et la traînèrent
de force hors de l'ashram. Shabala, en pleurs, ne pouvait comprendre
pourquoi le sage l'abandonnait, elle qui n'avait jamais agi contre lui
et l'avait toujours servi avec dévotion. Elle se débattit
tant et si bien qu'elle échappa aux gardes et, rapide comme le
vent, se précipita vers la demeure du Rishi. Elle tomba à
ses pieds et le supplia de lui dire pourquoi il l'avait abandonnée.
Sa voix, enrouée par les pleurs, ressemblait au grondement de
l'orage. Vasistha essaya de la réconforter : « Je
ne t'abandonne pas, ô Shabala, et tu ne m'as fait aucun mal. Mais
ce Roi, ivre de son pouvoir, t'emmène et ma force n'est pas égale
à la sienne. C'est un seigneur de la terre, c'est un kshatriya,
un guerrier. Il a une armée composée de milliers de chariots
et d'éléphants. Il est plus puissant que nous. »
Mais Shabala, qui savait discerner le juste du faux, répondit
: « La force du kshatriya n'est pas la vraie force, disent
ceux qui savent. La force du brahmane est divine, et ainsi elle est
plus grande que celle du kshatriya. Il n'est pas vrai que Vishvamitra
soit plus puissant que toi. Ta force est incommensurable. Tu n'as qu'à
dire un mot, et moi, qui ai été nourrie de cette force
spirituelle, je détruirai l'arrogance de ce scélérat,
j'abattrai son pouvoir et ferai échouer ses tentatives. »
À ces mots,
Vasistha lui ordonna : « Crée une force qui puisse
détruire l'armée ennemie. » La vache mugit,
et de son mugissement qui emplissait l'espace, surgirent des centaines
de guerriers Pahlavas, qui foncèrent sur l'armée de Vishvamitra.
Toutefois ces Pahlavas se firent bientôt décimer par les
projectiles lancés par le Roi. Shabala poussa de nouveau un long
beuglement, jetant dans la bataille les Shakas, brillants et droits
comme les filaments de la fleur de Champak, porteurs de grandes lances
et d'épées tranchantes. Ils firent un grand massacre mais
le Roi se battait toujours. Vasistha qui observait la bataille pressa
Shabala : « Par le pouvoir yoguique, Shabala, crée
encore ! » Alors, du mugissement de Shabala jaillirent les
Cambodgiens, étincelants comme des astres. De ses mamelles sortirent
les Barbares, armes à la main. De ses organes génitaux
surgirent les Yavanas. De sa croupe s'élancèrent les Shakas.
Des pores de sa peau firent irruption les Mlechhas et les Haritas et
les Kiratas. Tous ces guerriers hérissés de piques, de
lances, de flèches et d'épées se ruèrent
sur l'ennemi et bientôt il ne restait plus rien de l'immense armée
de Vishvamitra, ni éléphants, ni chars, ni chevaux ni
fantassins. Le Roi appela ses fils à la rescousse et une centaine
d'hommes intrépides se précipitèrent sur Vasistha.
Le Rishi ouvrit la bouche : la syllabe Om ! gronda, et les cent guerriers
n'étaient plus que cendres.
Vishvamitra blêmit.
Un océan privé de ses vagues, une vipère à
qui on a retiré ses crochets, un oiseau à qui on a coupé
les ailes n'auraient pas semblé plus désemparés
et misérables que le Roi Vishvamitra privé de son armée
et de sa descendance. Il lui restait tout de même un dernier fils.
Il l'appela, lui confia le gouvernement du royaume et disparut au plus
profond de la forêt.
Il marcha longtemps,
atteignit les pentes de l'Himalaya. Là, il pratiqua une longue
ascèse jusqu'à ce que le dieu Shiva lui apparaisse : « Que
veux-tu, ô Roi ? Je suis Celui-qui-exauce-les-vux, parle
! » Vishvamitra se prosterna : « Grand dieu, enseigne-moi
la science de la guerre avec tous ses secrets, avec toutes les sciences
qui s'y rattachent ; que toutes les armes connues des dieux, des démons
et des grands Rishis me soient révélées. Dieu suprême,
enseigne-moi la connaissance de toutes les armes occultes. »
De la bouche de Shiva tombèrent les syllabes puissantes porteuses
de réalisation instantanée : « Tathastu, Qu'il
en soit ainsi ! » Shiva disparut.
L'arrogance de Vishvamitra
ne connut plus de bornes. Le Roi semblait gonfler à vue d'il,
comme la mer les nuits de pleine lune. Il avait reçu la science
de la guerre du dieu Shiva lui-même ! Anéantir le Rishi
ne serait plus qu'un jeu d'enfant ! Il quitta la montagne et revint
vers l'ermitage. Debout face à l'ashram, de l'extérieur
de l'enclos, il déchargea les missiles occultes les uns après
les autres en une grêle drue qui ne tarda pas à mettre
le feu aux habitations. Tout l'ashram s'embrasait. Les disciples de
Vasistha, les animaux, les oiseaux fuyaient en tous sens. Au bout d'une
heure il ne restait plus rien de l'ashram. Le Rishi, qui était
resté immobile pendant que l'incendie faisait rage, avança
alors vers la limite extrême de l'ashram, s'arrêta et fixa
son regard sur Vishvamitra. Le Roi et le Rishi se faisaient face. Vasistha
tenait son bâton d'ascète levé haut devant lui,
semblable au dieu de la Loi, semblable au feu de la fin du monde, ce
feu d'apocalypse qu'on dit brûler étrangement sans produire
aucune fumée. Il s'adressa à Vishvamitra d'une voix forte
: « Reste où tu es, kshatriya déchu, et essaie
de me montrer ta puissance ! Tu verras que ta force de kshatriya n'est
rien à côté de la force d'âme. Apprends ce
qu'est le pouvoir divin, toi qui es la honte des kshatriyas : regarde
comme il va écraser ton orgueil ! » Vishvamitra, fou
de rage, décocha une flèche, puis une autre, puis une
troisième, il utilisa l'arme qui fait dormir, l'arme qui fait
bâiller, l'arme qui enivre, l'arme qui fait se tromper d'ennemi,
celle qui brûle, celle qui dessèche, celle qui étrangle
avec le nud coulant noir du dieu de la Mort, il lança les
armes de Varuna, de Kala, de Vishnu, il jeta des javelots et des tridents
et des flèches et des massues. Tous ces projectiles plus dangereux
les uns que les autres qui pleuvaient sur lui, le Rishi les arrêtait
d'un seul mouvement imperceptible de son bâton. Vishvamitra décida
alors de se servir de l'arme suprême, de l'arme terrible, celle
de Brahma. L'invoquant, il prononça la formule secrète.
D'un bout à l'autre des trois mondes, tout ce qui vivait trembla.
Le Roi lança le missile flamboyant. Une convulsion violente secoua
la terre. Vasistha n'avait pas bougé. Il semblait seulement que
la lumière qui émanait de lui fût plus dense, plus
vibrante, plus visible qu'à l'ordinaire. L'arme suprême
pénétra cette lumière et s'y anéantit.
Le Rishi avait absorbé en lui-même l'arme effrayante et
plus rien n'en restait, si ce n'est quelques éclats fumants qui
sortaient encore de tous les pores de sa peau, comme autant de rayons
de gloire.
Le fier Vishvamitra
avait trouvé son maître. Mais il savait maintenant ce qu'il
lui restait à faire : « La force du kshatriya est
en effet peu de chose, dut-il admettre, en face de la puissance de l'homme
spirituel. Un seul bâton de brahmane a suffi à neutraliser
toutes mes armes. Il n'y a pas à hésiter un seul instant
: il faut être brahmane. Je vais donc entreprendre de me purifier
pour le devenir. » Sur ces mots, le Roi quitta les lieux.
Sa décision était irrévocable. Il deviendrait un
homme spirituel, un brahmane.
(Le Roi Vishvamitra, jaloux du pouvoir spirituel du Rishi Vasistha qu'il
a reconnu être le plus grand de tous les pouvoirs, désireux
d'obtenir pour lui-même cette force incomparable, décide
qu'il deviendra, lui aussi, un Rishi, et même un Brahmarshi, c'est-à-dire
un Rishi qui possède la connaissance la plus haute, celle du
Brahman ou Être suprême. Mais il y a certaines choses que
Vishvamitra devra acquérir avant de parvenir au but ultime, et
c'est ce qui lui sera montré au cours d'une tapasya particulièrement
mouvementée et semée d'obstacles, dont nous raconterons
seulement quelques-uns des épisodes les plus saillants. Quant
au dieu Indra, il semble sopposer au grand effort de Vishvamitra,
mais cest tout le contraire quil faut comprendre : Indra
est le maître des « indryas », cest-à-dire
des sens, et sa main invisible guide le chercheur, dobstacle en
obstacle, vers une perfection de plus en plus grande.)
Le Roi Vishvamitra, encore brûlant
de honte après la défaite cuisante que lui avait infligée
le Rishi Vasistha, disparut dans la direction du Sud, accompagné
de la seule Reine. Là, dans un endroit secret au bord
d'un lac, il vécut longtemps comme un ascète, se nourrissant
de racines et de baies sauvages, travaillant à discipliner ses
sens et son mental. Au bout d'un certain temps, lui naquirent quatre
fils : Offrande, Libation, Vision Ferme, et Héroïsme. Après
mille ans Brahma lui apparut et lui annonça qu'il avait enfin
mérité le nom de Rajarshi, c'est-à-dire que Vishvamitra
était devenu un roi-qui-veut-être-Rishi, un aspirant à
la sagesse.
Vishvamitra resta sans
voix, étouffé d'indignation, écrasé de honte.
Quand au bout d'un long moment de prostration, il releva la tête,
Brahma avait disparu. Un effort si unique, une tapasya si vigoureuse,
et tout ce qu'on lui accordait, c'était le titre de Rajarshi
! Non, ce n'était certainement pas là une récompense
appropriée... Et dans une détermination inflexible, Vishvamitra
décida de redoubler ses efforts. Mais c'était compter
sans les interruptions...
Un roi d'Ayodhya du
nom de Trishanku avais mis dans sa tête qu'il célébrerait
un grand sacrifice dont le but serait d'obtenir des dieux qu'il puisse
monter au ciel et jouir des béatitudes célestes dans son
corps physique. Trishanku s'était d'abord adressé à
Vasistha, lui demandant d'officier lors de la cérémonie
puisque celui-ci était le guru de la famille régnante
d'Ayodhya. Le Rishi avait refusé tout net, et indiqué
à Trishanku que son désir était proprement impossible
à réaliser. Ne tenant pas compte de l'interdiction de
Vasistha, Trishanku était allé trouver les fils de celui-ci
pour leur faire la même requête. Ceux-ci furent scandalisés
de la présomption de Trishanku : « Comment oses-tu
nous demander de t'aider alors que le grand Vasistha a déclaré
que c'était chose impossible ? » Déçu
d'être repoussé pour la deuxième fois mais déterminé
à ne pas reculer, Trishanku annonça son intention de chercher
ailleurs aide et conseils. Ce mépris délibéré
de la parole du Rishi, les fils de Vasistha ne pouvaient le tolérer.
Ils le maudirent à l'unisson et le condamnèrent à
devenir un chandala : dès que le soir tomba, Trishanku se transforma
en une créature entièrement noire, hideuse, à l'odeur
pestilentielle de cadavre un Trishanku méconnaissable
dont tous les cheveux étaient tombés et dont les colliers
d'or royaux étaient devenus d'horribles pendentifs de fer s'entrechoquant
de façon sinistre sur sa poitrine. Dès qu'ils découvrirent
la transformation de leur roi, tous ses ministres et compagnons, terrifiés,
s'enfuirent. Trishanku se retrouva rapidement abandonné de tous,
en proie à d'intolérables souffrances qui ne lui laissaient
aucun répit ni le jour ni la nuit. Son seul recours, pensait-il,
c'était Vishvamitra. Il descendit donc vers le Sud, trouva la
retraite de Vishvamitra. Il confia au Rajarshi sa douleur, son désir
obsédant d'aller au ciel dans son propre corps, les mille sacrifices
qu'il avait été prêt à faire pour atteindre
son but, les refus qu'il avait essuyés, la malédiction
dont il était la victime, son désespoir. « Non,
vraiment, valeur et détermination ne m'ont servi de rien. Le
destin est plus fort que tout ! Voilà ma conclusion : le
destin est tout-puissant. Eh bien, j'admets ma défaite, et il
ne me reste à présent qu'à me mettre sous ta protection,
Vishvamitra. Toi seul peux renverser le destin, toi seul as la force
nécessaire pour défaire ce qui a été décrété ! »
Vishvamitra se prit de pitié pour Trishanku. Il était
touché par la sincérité de ce malheureux. C'était
un sentiment nouveau pour lui que ce désir d'aider. D'ailleurs,
n'était-ce pas vrai que toutes ces années de tapasya et
de sacrifice l'avaient rendu, lui, Vishvamitra, le seul homme capable
de forcer le destin ? N'était-ce pas le moment pour lui
de mesurer le chemin parcouru après ces siècles d'efforts ?
Et puis, disons-le, l'occasion se présentait de mesurer sa puissance
à celle de Vasistha, il n'allait certainement pas la laisser
échapper. Vishvamitra assura donc Trishanku que ses vux
seraient exaucés. Il dépêcha ses fils aux quatre
coins du pays avec pour mission d'annoncer qu'un grand sacrifice allait
être organisé dans le but d'envoyer Trishanku au ciel dans
son corps physique. Tous les Rishis, y compris Vasistha et ses fils,
devaient se présenter devant lui au plus vite pour que cette
cérémonie soit menée à bien. Les émissaires
revinrent en signalant que de nombreux Rishis convergeaient vers le
Sud. Néanmoins Vasishta ainsi que ses fils avaient refusé
catégoriquement de participer à un sacrifice mené
dans ce but : « Comment les dieux pourraient-ils accepter
les offrandes de cette créature souillée ? Et comment
des Rishis pourraient-ils rester purs après avoir participé
à une telle cérémonie en compagnie de Vishvamitra
? » Quand on lui rapporta ces paroles insultantes, Vishvamitra
maudit les fils de Vasishta. Il les condamna à périr ce
jour même, étranglés par le nud coulant de
la Mort, et à renaître comme des créatures inférieures
pendant sept cents vies successives. Puis il s'adressa aux Rishis qui
s'étaient assemblés autour de lui. Il leur ordonna de
procéder au sacrifice sans plus tarder. Les Rishis redoutaient
l'effet de la colère de Vishvamitra. À contrecur
et avec la plus grande appréhension, ils se joignirent à
lui pour officier. Le Rajarshi conduisait la cérémonie
en tant que grand prêtre. Les rites furent célébrés,
les textes furent récités, les mantras furent chantés,
le feu sacrificiel fut allumé, le beurre fut versé, mais
au moment fixé, les dieux refusèrent d'apparaître
et de recevoir leurs offrandes. Rien ni personne n'avait répondu
à l'appel. Vishvamitra jeta un regard terrible autour de lui.
Tout en continuant à verser, de la grande cuiller rituelle, le
beurre fondu au-dessus des flammes grésillantes, d'une voix puissante
qui s'en allait résonner jusqu'au fond de chacun des trois mondes
il annonça : « Regarde, Trishanku, quelle est ma puissance
spirituelle ! Vois quel est le résultat de ma terrible tapasya
: ce qui est impossible à tous, je le rends possible. Va, Trishanku,
monte vers les cieux dans ce corps ! » À peine avait-il
prononcé ces mots que le corps de Trishanku s'éleva dans
les airs. Mais Indra veillait : « Tu n'as aucun droit au
monde des dieux, Trishanku, tu as été maudit par ton guru,
retourne sur terre ! » Trishanku plongea vers la terre
la tête la première en hurlant désespérément
: « Au secours, Vishvamitra, au secours ! »
« Arrête, arrête ! »
: voilà que, tel un nouveau Brahma, créateur des mondes,
Vishvamitra, défiant le maître des dieux, entreprit de
créer un nouveau ciel ; oui, un autre monde céleste, un
deuxième ciel, tout entier avec ses constellations, ses galaxies
et ses théories de dieux, un ciel tout pareil à l'autre
mais dépourvu de maître, un ciel-sans-Indra, surgissait
devant les yeux stupéfiés des Rishis, des dieux et des
démons. « Et maintenant, poursuivait Vishvamitra,
je vais créer un deuxième Indra ! » Les
Rishis le supplièrent de revenir à la raison, de considérer
que Trishanku avait commis une lourde faute contre son guru. Vishvamitra
était inflexible : « Trishanku restera où il
est. Il fera l'expérience de la béatitude céleste
dans son corps, et ces astres que j'ai créés resteront
où ils sont. » « C'est assez, dirent
les dieux. Nous acceptons, mais ne va pas plus loin. Soit, que Trishanku
reste suspendu la tête en bas entre ciel et terre, tel un astre
entouré d'autres astres. Mais arrête-toi ! »
Vishvamitra s'apaisa. La cérémonie du sacrifice se termina.
Vishvamitra, ayant démontré autant sa puissance que son
orgueil et son impétuosité, reprit sa tapasya.
Au bout de mille ans
de concentration et d'ascèse, Brahma, lui apparaissant pour la
seconde fois, lui conféra enfin le titre de Rishi. Mais rien
de moins que « Brahmarshi » ne pouvait satisfaire
Vishvamitra : il ne bougea pas plus qu'un roc.
Un matin une nymphe du nom
de Ménaka vint se baigner dans un lac proche de l'endroit où
se tenait Vishvamitra. Émergeant de l'eau, elle était
aussi éblouissante qu'un éclair traversant de sa brève
splendeur un ciel d'orage. Soudain plus rien n'exista que cette créature
merveilleuse sortie comme pour lui seul des ondes miroitantes. La beauté
du monde se révélait à ses yeux. Tout le délice
de la vie, tout ce qui donne couleur et charme et saveur à l'existence
des hommes, venait à lui dans ce corps ruisselant et cette chevelure
dénouée. Vishvamitra tendit la main.
Il plongea avec Ménaka
dans un autre monde où rien n'importait que chaque jouissance
et où chaque volupté semblait n'être que l'attente
et comme l'appel extasié et douloureux d'un désir plus
intense. C'était un monde aussi différent de l'autre qu'un
rêve est différent de la vie réelle.
Dix ans s'écoulèrent
avant que Vishvamitra ne s'éveille. Ces dix ans ne lui avaient
paru durer qu'une seule nuit. Il se souvint alors de la promesse qu'il
s'était faite ce jour ancien, face à l'ashram de Vasistha,
ses armes inutiles à la main. Il se souvint de ses longs efforts,
de sa persistance. Qu'avait-été Ménaka
sinon un obstacle placé sur sa route ? Il jeta un long regard
sur la nymphe qui se tenait debout devant lui les mains jointes. Silencieusement
il se détourna.*
Il prit la direction
du Nord et arriva un jour dans les Himalayas. Là il reprit le
cours interrompu de sa concentration. Celle-ci avait pris une intensité
et une profondeur nouvelles. C'était un effort surhumain pour
parvenir à l'origine des passions, pour extirper sa racine même,
pour annuler l'existence entière, c'était une quête
éperdue, forcenée, pour la seule Réalité,
la réalité suprême, pour le seul Brahman. Mais les
dieux n'ont pas seulement pour mission de veiller à ce que les
mondes ne soient pas réduits au chaos par les Asuras. La tapasya
des ascètes, elle aussi, peut être dangereuse, savent les
dieux, car elle risque de faire se dissoudre prématurément
les mondes dans la non-existence. Alarmés par la puissance brûlante
qui se dégageait de l'ascèse de Vishvamitra, les dieux
supplièrent Brahma de le nommer Maharshi, c'est-à-dire
Grand Rishi. Celui-ci alla donc trouver Vishvamitra pour la troisième
fois et lui annonça que dorénavant, il serait un Grand
Rishi. Vishvamitra se prosterna avec humilité devant le dieu
créateur et déclina : « Atteindre à
l'état de Brahmarshi est la seule chose qui m'importe. En vérité,
je ne saurai que j'ai vraiment et totalement réussi à
maîtriser mes sens que lorsque tu m'appelleras Brahmarshi. »
« Ah, pour cela,
non, répondit Brahma, tu n'as pas encore conquis tes sens. Poursuis
tes efforts ! »
Sans hésiter,
Vishvamitra reprit le cours de ses austérités. L'été,
ne se nourrissant que de sa respiration, immobile et les bras tendus
vers le ciel, il était entouré de quatre brasiers qui
brûlaient sans interruption pendant que le soleil au-dessus de
sa tête, tel une cinquième fournaise, dardait ses rayons
sur la terre. Aucune partie de son être ne pouvait échapper
à ce feu constant. L'hiver, debout jusqu'à la taille dans
les eaux glacées des montagnes, ni le vent, ni la pluie, ni les
orages ne le faisaient trembler. Les dieux effrayés délibérèrent
: il fut décidé qu'ils iraient avec Indra rendre visite
à la nymphe Rambha et lui demanderaient de détourner Vishvamitra
de son but. « Éveille ses désirs, Rambha. C'est
une mission importante que te confient les dieux. » La nymphe
était terrifiée. Ce Rishi redoutable qui savait créer
des mondes, dont le pouvoir avait été acquis par des milliers
et des milliers d'années d'efforts surhumains, ce Rishi prompt
à la colère n'allait-il pas lui jeter quelque terrible
malédiction quand il s'apercevrait de son intention ? Rambha
supplia les dieux de l'épargner. Indra insista : « Ne
crains rien, Rambha. Fais ce que nous te demandons. Kama, le dieu du
Désir, sera présent et moi-même, accompagné
du Printemps, son ami inséparable, je serai à tes côtés
sous la forme d'un coucou dont la mélodie enchaîne les
curs. Prépare-toi, Rambha, à resplendir d'une beauté
aux milliers de charmes différents. Et puis va, et brise la détermination
de Vishvamitra. »
Ne pouvant refuser
la requête d'Indra, la nymphe, s'étant parée de
tous les charmes du ciel et de la terre, apparut devant Vishvamitra.
Au même instant, un oiseau se mit à chanter, et cette musique
était si douce, si poignante, elle remuait des choses si profond
dans le cur que Vishvamitra se sentit envahir d'une joie singulièrement
vibrante. Il contempla Rambha. Adossée contre le tronc d'un arbre
en fleurs, un sourire d'une tendresse infinie sur les lèvres,
elle semblait l'attendre. Quelque part au-dessus d'eux, l'oiseau chantait
à perdre haleine. Vishvamitra sentait son cur comme agrippé,
tiré. La tête lui tournait. Il recula, soudain saisi d'un
doute. Et en un éclair, la vérité lui apparut :
tout cela était une fabrication d'Indra. Une rage terrible, inouïe,
le secoua : « Tu essaies de me séduire, malheureuse,
tu veux me tenter, moi qui ai entrepris de conquérir toute passion,
moi qui suis déterminé à vaincre désir et
colère ? Eh bien, tu seras une pierre, Rambha, une pierre,
et tu resteras une pierre pendant dix mille ans, et tu auras besoin
de Vasistha, et tu supplieras le Brahmane, là-bas dans son ashram,
de te délivrer de ma malédiction ! » Au
moment même où Rambha se changeait en pierre, Vishvamitra
réalisa, mais trop tard, qu'incapable de contrôler ses
émotions il avait perdu en un instant le fruit de milliers d'années
d'efforts et laissé échapper l'énergie spirituelle
accumulée depuis si longtemps. Il se retrouvait comme volé
de sa tapasya. Floué. Et par nul autre que lui-même.
Le temps n'était
pas au remords. Le Grand Rishi fit le serment : « J'en ai
fini avec les passions. J'en ai fini avec les pensées. J'en ai
fini avec la parole. En vérité dorénavant je cesserai
même de me nourrir d'air : je refuse de respirer. Je viderai mon
être de toute chose qui n'est pas le Brahman. » Et
Vishvamitra se jura qu'il ne respirerait pas tant qu'il n'aurait pas
atteint l'état du Brahman.
(Le Roi Vishvamitra, jaloux du pouvoir
spirituel du Rishi Vasistha quil a reconnu être le plus
grand de tous les pouvoirs, désireux dobtenir pour lui-même
cette force incomparable, décide quil deviendra, lui aussi,
un Rishi, et même un Brahmarshi, cest-à-dire un Rishi
qui possède la connaissance la plus haute, celle du Brahman ou
Être suprême. Mais il y a certaines choses que Vishvamitra
devra acquérir avant de parvenir au but ultime, et cest
ce qui lui sera montré au cours dune tapasya particulièrement
mouvementée et semée dobstacles, dont on trouvera
ici laboutissement et la culmination.)
Vishvamitra gagna la
région de lEst, et là, pendant mille ans, il se
tint debout aussi immobile quune poutre de bois, dans le silence
le plus complet, ne cédant ni au désir de nourriture ni
au besoin de respirer. Au bout de cette longue ascèse, il se
prépara à prendre quelque nourriture. Cest à
ce moment précis que surgit Indra, sous lapparence dun
brahmane, tendant vers lui un bol vide. Vishvamitra sans hésiter
lui donna la nourriture quil se préparait à consommer,
sans en garder aucune pour lui, et toujours en silence, sa respiration
en suspens, reprit sa concentration. Au bout de mille autres années,
la chaleur qui se dégageait de sa personne était telle
que de la fumée sortait de son crâne, obscurcissant les
trois mondes. Bouillante, leau des océans sagitait
furieusement, la terre se fendait et des cratères souvraient
au flanc des montagnes. Vishvamitra était maintenant comme enveloppé
de flammes de toutes parts, et le rougeoiement de ce feu était
si intense quil faisait pâlir léclat du soleil.
Les dieux, les rishis et les asuras, inquiets pour léquilibre
cosmique, allèrent trouver Brahma et le supplièrent de
donner à Vishvamitra ce quil avait résolu dobtenir
: « Sa tapasya risque de réduire
en cendres les trois mondes. Que son vu soit exaucé, même
sil veut régner sur les dieux ! »
Brahma accepta la requête
et, toute la troupe des dieux derrière lui, rendit visite à
Vishvamitra. « ô, Brahmarshi, nous sommes satisfaits !
Par ta concentration formidable, ton ascèse terrible, tu es devenu
un brahmane. Sans changer de corps, en une seule vie, tu as opéré
une transformation qui pour dautres nécessite de passer
à travers dinnombrables naissances. ô Brahmane, ta
vie sera longue ! » Mais Vishvamitra ne se satisfaisait
pas dun titre quon lui conférait en raison dune
tapasya féroce. Ce quil voulait, cétait que
Vasistha le reconnût comme tel.
Christine Devin
[*] De l'union entre
Vishvamitra et Ménaka, naîtra Shakuntala, la mère
de Bharata et l'héroïne du drame de Kalidasa.
Nous
allons interrompre ici le récit de Valmiki (Râmâyana,
Bâla kanda, Chant 52 à 65) pour laisser place à
Sri Aurobindo. Celui-ci, en effet, dans un texte écrit en bengali,
a raconté lentrevue décisive entre les deux géants.
Le lecteur fera aisément le lien entre les différents
épisodes de lhistoire tels que nous les avons retranscrits
jusquici, et le récit de Sri Aurobindo. La Clémence
du sage ou Le Pardon idéal (Kshamâr âdarsha)
parut en février 1910 dans « Dharma »,
un hebdomadaire édité par Sri Aurobindo.
La Clémence
du sage
La lune glissait doucement parmi les nuages.
Loin au-dessous, la rivière, dans sa course joyeuse, accordait
sa musique au murmure du vent. Léclat de la lune jouait
avec les ténèbres et, dans ce tournoi dombre et
de lumière, la terre revêtait un charme féerique.
Partout alentour, les âshrams des rishis surpassaient en splendeur
les jardins mêmes dIndra. Arbres, lianes et fleurs faisaient
de chaque ermitage un sanctuaire de beauté. En cette nuit enivrée
de lune, le brahmarshi Vasistha dit à son épouse Arundhatî
:
« Devî, va chez le rishi
Vishvamitra et prie-le de nous donner un peu de sel. »
Arundhatî ne
put dissimuler son étonnement
« Seigneur,
que mordonnez-vous là ? Lui qui ma enlevé
mes cent fils »
Elle ne put contenir
ses larmes ; les souvenirs du passé surgirent devant elle et
son cur lui fit mal, ce cur qui, dans ses profondeurs, abritait
pourtant une paix infinie.
«
Mes fils qui par les nuits de lune allaient chantant les hymnes védiques,
mes cent fils passés maîtres dans la connaissance des Védas
et consacrés à Dieu, il les a massacrés; et vous
me demandez daller dans son ermitage mendier un peu de sel ! Je
ne sais vraiment plus quel est mon devoir. »
Le visage du rishi
sillumina, puis doucement, de locéan de son cur
monta cette réponse :
« Devî,
sache quil mest cher. »
La stupeur dArundhatî
fut à son comble.
« Sil
vous est cher, en vérité, répliqua-t-elle, que
ne lui avez-vous accordé le titre de brahmarshi ? Cela aurait
mis fin à tous nos tourments et je ne serais pas aujourdhui
privée de mes cent fils. »
Le visage du rishi
brillait dun éclat ineffable.
« Cest
parce que je laime, reprit-il, que je ne lui ai pas encore accordé
ce titre. Cela lui donne une chance den devenir digne. »
Or ce jour-là,
Vishvamitra ne pouvait sadonner à son ascèse : la
colère égarait son esprit ; il résolut den
finir avec Vasistha, si celui-ci refusait encore de lui conférer
le titre de brahmarshi. Armé de son épée, il partit
accomplir son dessein. Comme il sapprochait sans bruit de lermitage
du sage, il entendit les paroles que celui-ci prononçait à
son sujet. Larme lui glissa de la main.
« Quallais-je
faire, se dit-il, dans mon ignorance, quel crime nallais-je pas
commettre en frappant un être que rien ne peut plus perturber ! »
Le remords lui brûlait
le cur comme les dards de mille scorpions. Il se jeta aux pieds
de Vasishtha, mais un moment sécoula avant quil pût
articuler un mot.
« Pardonne-moi,
murmura-t-il enfin, bien que je sois indigne dimplorer ton pardon. »
Ce cur fier ne
pouvait en dire plus. Vasishtha lui tendit alors les mains.
« Lève-toi,
brahmarshi ! » lui dit-il.
Vishvamitra resta confondu.
« Seigneur,
ne me fais pas rougir de honte, balbutia-t-il. »
« Sache
que je ne prononce aucune parole en vain. Parce que tu as rejeté
de ton cur le dépit qui te rongeait, aujourdhui tu
tes élevé au rang de brahmarshi. Oui, aujourdhui
tu mérites ce titre. »
« Donne-moi
la Connaissance, » supplia Vishvamitra.
« Va auprès
dAnanta, lui ordonna le sage, cest lui qui pourra te transmettre
la Connaissance divine. »
Vishvamitra se rendit
donc auprès dAnanta qui porte la Terre sur sa tête.
« Je pourrais tinitier, déclara
Ananta, à condition que tu puisses, toi aussi, porter la Terre. »
Fier encore de la force
acquise par son ascèse, Vishvamitra répartit :
« Eh bien,
donne-la moi, que je la pose sur ma tête. »
« Prends-la
donc, je te labandonne! »
La Terre, aussitôt,
plongeant dans les profondeurs de labîme, se mit à
tournoyer dans le vide.
« Je renonce
à tous les fruits de mon ascèse, sécria Vishvamitra,
mais que la Terre ne sombre pas ! »
Cependant celle-ci
senfonçait toujours dans labîme.
« Vishvamitra,
ton ascèse est insuffisante, gronda Ananta ; tu nas pas
encore acquis le pouvoir de porter la Terre. As-tu jamais recherché
la compagnie des sages ? Si oui, offre en sacrifice ce qui ta
été donné auprès deux. »
« Jai
passé quelques instants auprès de Vasishtha, répondit
Vishvamitra. »
« Offre en sacrifice
le fruit de ces instants passés auprès de lui ! ordonna
Ananta. »
« Maintenant,
donne-moi la connaissance du Brahman, implora Vishvamitra. »
« Ô
Vishvamitra, insensé, que tu es, sexclama Ananta, tu viens
me demander, à moi, la Connaissance divine, dédaignant
celui dont le contact dun instant ta permis de soutenir
la terre ! »
Vasishtha sétait
donc joué de lui ! Brûlant dindignation, Vishvamitra
se précipita chez le sage :
« Pourquoi
mavoir abusé ainsi ? sécria-t-il. »
Dun ton calme
et grave, Vasishtha lui répondit :
« Si je
tavais alors initié à la connaissance du Brahman,
tu aurais conservé des doutes. Maintenant tu croiras. »
Cest ainsi que
Vasishtha conféra linitiation à Vishvamitra.
Tels étaient
en Inde les rishis et les sages dantan ; et cest là
un exemple de la clémence dont ils savaient faire preuve. Le
pouvoir acquis par leur ascèse était tel quil leur
permettait de maintenir léquilibre du monde. Mais dautres
rishis viendront, dont la gloire éclipsera celle des sages de
jadis, et le prestige de lInde en sera plus rayonnant que jamais.