Paru
dans La Revue d'Auroville n°20, mars 2005
éditée par Auroville
Press
Le
nom de Subramania Bharati est bien connu et apprécié du
peuple indien, spécialement des Tamouls, mais il reste particulièrement
ignoré des Occidentaux. Bharati a joué un rôle important
dans la lutte pour lindépendance de lInde, dabord
comme journaliste à Madras puis comme poète à Pondichéry,
où il fut en contact avec Sri Aurobindo
et Mère. Il est également considéré comme
le père du tamoul moderne, ayant su insuffler une vie nouvelle
à une langue alors rigide et formelle à lextrême.
Il est surtout connu pour ses poèmes lyriques qui sont considérés
comme remarquables. Bien quil eût vécu à Pondichéry
dans la pauvreté et quil y fût en exil, cest
là quil produisit ses poèmes les plus fins. Il avait
lhabitude de contempler le lever du soleil ou le crépuscule
sur la longue jetée qui savançait alors dans la
baie du Bengale, ou bien de quitter la ville pour marcher dans les bois
de manguiers de Muthialpet, tout près de la partie dAuroville
qui borde aujourdhui la route côtière. Son esprit
est intimement lié à la nature et à lesprit
du lieu comme présence ancestrale et source dinspiration
toujours renouvelée. Il mourut jeune, à lâge
de trente-neuf ans, à la suite dun accident tragique.
Subramaniam est né en 1882 à
Ettayapuram, une petite principauté de la Province de Madras.
Sonpère était un homme important à la cour
du prince.Subbhia, comme on lappelait alors, fit montre
daptitudes précoces à la poésie en tamoul,
mais son père voulut quil étudiât les mathématiques
et langlais. À cette fin, il lexpédia dans
un collège de Tirunelveli (qui coûtait une fortune), mais
Subramaniam ne fit guère defforts et échoua à
lexamen final. Il revint à Ettayapuram, et cest à
lui quéchut la sinécure de lire le journal du jour
au prince. Cest à cette période que le titre de
« Bharati » lui fut conféré par
une assemblée de poètes lors dune fête à
la cour du prince. Il est connu depuis dans les milieux littéraires
comme Subramania Bharati, ou simplement Bharati (un des noms de Saraswati,
déesse de la Parole).
On le maria à lâge
de quinze ansà Chellamma. Son père mourut peu après,
laissant sa famille sans le sou à la suite daffaires risquées
qui se soldèrent par un fiasco financier. Réalisant quil
lui fallait entreprendre des études supérieures, Bharati
se rendit à Bénarès où il entra brillamment
à la Banaras Hindu University. Il séprit de poésie
anglaise, particulièrement de Shelley et Keats. Les tares sociales
de lInde commençaient à le préoccuper. En
1902, le prince dEttayapuram visita Bénarès et invita
Bharati à revenir dans le Sud avec lui. Il passa deux ans auprès
du prince comme poète de cour, et cest à cette époque
quil commença à prendre de lopium, habitude
qui allait laccompagner jusquà la fin de sa vie.
Il quitta le service du prince en 1904
et peu après devint le rédacteur-adjoint du journal tamoul
Swadesmitran. Lhomme que Chellamma avait épousé
était brillant et charismatique, mais il devait se révéler
financièrement assez faible, avec des attitudes imprévisibles
et des intérêts atypiques. Sa vie de femme de poète
commença donc dans la précarité avec la naissance
de leurs deux filles et leur installation à Madras dans une chambre
insalubre. Bharati traduisait en tamoul des articles de la presse anglophone,
parmi lesquels des discours de Swami Vivekananda et Sri Aurobindo, tâche
à laquelle il excellait. Son premier poème à être
publié, « Gloire au Bengale », parut en
1905 après quil eut rencontré Lokmanya Tilak dont
il devint un partisan inconditionnel. Bharati se mit alors à
donner des discours et chanter ses poèmes sur la Marina de Madras.
Les gens sattroupaient comme captivés. Mais sa femme devint
aussi la cible de cruelles railleries de la part de voisins ou de proches.
Bharati rencontra à Calcutta en
1906 la disciple irlandaise de Vivekananda, Sur Nivedita, qui
militait socialement avec zèle au Bengale pour encourager léducation
des femmes. Sri Aurobindo, qui la rencontra en 1902, lavait décrite
comme le « Feu ». Sa rencontre allait profondément
influencer Bharati. De retour à Madras, il quitta son emploi
et monta un hebdomadaire tamoul avec deux disciples de Tilak : India
se fit bientôt connaître comme le plus audacieux des journaux
nationalistes. Un public toujours plus nombreux venait sur le bord de
mer entendre Bharati chanter ses poèmes patriotiques, poèmes
qui allaient droit au cur des participants. En 1907, il assista
au Congrès de Surat, pendant lequel le parti nationaliste rompit
avec les modérés, et cest là quil rencontra
Sri Aurobindo pour la première fois. Les articles de Bharati
dans India devinrent de plus en plus virulents.
Quand léditeur de India
fut arrêté en 1908, Bharati se réfugia en territoire
français à Pondichéry, où il fut le premier
personnage politique indien à fuir la répression britannique.
La presse fut transportée en contrebande rue Dupleix, et pour
quelque temps encore India et deux autres journaux progressistes
rédigés par Bharati y seraient imprimés. Les Anglais
allaient bientôt bannir de leur territoire ces journaux, ce qui
réduisit le poète pratiquement au silence, tous ses lecteurs
se trouvant en Inde britannique. Lun après lautre,
ses journaux firent faillite, laissant Bharati frustré et sans
le sou. Au bord dun sombre désespoir, Bharati accueillit
Sri Aurobindo lorsquil arriva à Pondichéry. Ils
furent bientôt rejoints par V. V. S. Iyer, qui était alors
célèbre pour ses nouvelles et suspecté de complicité
dans laffaire du meurtre de Ashe, Collector du district de Tirounelveli.
Lentourage sagrandit autour du poète, pour qui souvrit
une nouvelle page. Il rencontrait souvent Sri Aurobindo avec dautres
écrivains en exil. Ils étudiaient ensemble les Vedas intensément
ainsi que dautres textes mystiques. Bharati traduisit Patanjali
Samaadhi Pada en tamoul. Sri Aurobindo élargissait la connaissance
de son ami de la littérature occidentale, lui faisant découvrir
la poésie de Walt Whitman. En retour, Bharati permettait à
Sri Aurobindo de mieux apprécier et connaître la langue
tamoule.
Latmosphère de Pondichéry
à cette époque était celle dune petite ville
de province assoupie. La principale activité était la
contrebande. Un jeu continuel du chat et de la souris sy déroulait.
Des espions déguisés en faux sadhous, en marchand de pierres
précieuses, qui, professant amitié pour les réfugiés,
tentaient de les attirer en dehors de Pondichéry, en territoire
britannique où ils seraient alors arrêtés. Un des
poèmes de Bharati intitulé « Aime ton ennemi »
fut écrit après quun prétendu ami eut tenté
de le trahir. Lorsquil revint le lendemain, Bharati lui chanta
le poème et le traître tomba à ses pieds pris de
remords et plein dadmiration. Lors dun autre incident, des
faux furent placés dans un puits pour tenter dincriminer
Sri Aurobindo et les exilés. Un enquêteur français
se rendit chez Sri Aurobindo, y découvrit avec surprise que Sri
Aurobindo lisait le grec et le latin dans le texte et décida
de ne pas le faire arrêter. De même, il ne trouva que des
pages couvertes de poésie dans la chambre de Bharati. Quelques
années plus tard, alors que les Anglais accentuaient la pression
sur les Français pour quils expulsent les réfugiés
vers lAfrique française, Bharati, désemparé
et angoissé, vint discuter du problème avec Sri Aurobindo.
Ce dernier refusa de bouger dun pouce.
Bharati écrivait avec profusion
mais beaucoup de ses écrits sont introuvables : ils furent probablement
volés dans lespoir de limpliquer politiquement. Sa
femme était souvent amère à cause de leur extrême
pauvreté. Se réfugiant dans les vergers de manguiers de
Muthialpet, il écrivit le poème immortel « Kuyil
Pattu », la chanson mystique qui célèbre le
coucou indien.
À la même période,
1912, Bharati produisit le meilleur de son uvre, « Kannan
Pattu » une série de vingt-trois poèmes sur
Vishnou/Krishna, et « Panchali Sapatham », basé
sur le Mahabharata. En 1914, quand M. et Mme Richard visitèrent
Pondichéry, Bharati les rencontra à la réception
donnée en leur honneur, en tant que membre estimé de la
communauté artistique.
Il reste quelques fragments de son journal
intime de 1915, qui nous le montrent comme étant très
pauvre et en mauvaise santé, sans quon sache si son état
était en rapport avec lopium. Il vivait dans une telle
misère quil ne fut même pas en mesure de payer les
services dun docteur quand un de ses enfants tomba gravement malade.
Il décida de quitter lInde française en 1918 pour
sinstaller à Kadayam dans le village de sa femme. Il fut
arrêté immédiatement. Grâce à linfluence
damis comme Annie Besant, quil avait connu à lépoque
de Swadesmitran, il fut libéré après trois semaines
mais il dut promettre de ne se livrer à aucune propagande anti-britannique.
À Kadayam, il vivait en ignorant les règles du système
des castes et en proclamant légalité des sexes,
ce qui le fit passer pour fou aux yeux des parents et des proches de
sa femme. Au début du mouvement de désobéissance
civile, Gandhi entreprit une tournée dans toute lInde.
À Madras, sans avoir été annoncé ni invité,
Bharati sintroduisit dans la maison où Gandhi était
hébergé pour linviter à un meeting sur la
plage où il pourrait lentendre. Gandhi étant déjà
engagé, il déclina. Bharati se leva et sen alla
aussi brusquement quil était arrivé. Sa personnalité
avait cependant impressionné Gandhi, et il dit quil espérait
que quelquun prendrait soin de lui. En retour, Bharati fut gagné
par le message de non-violence de Gandhi. Il sétait adouci.
Après une période décourageante
à essayer de faire publier ses oeuvres complètes projet
qui échoua, les éventuels garants craignant des représailles
Bharati reprit son ancien travail à Swadesmitran, après
une absence de quatorze années. Il sintéressait
de plus en plus au Vedanta, et atteignit un état de béatitude
et de détachement, voyant lUn en toutes choses. Il se rendait
tous les jours au temple de Parthasarathi (un des noms de Krishna) pour
offrir des noix de coco et des régimes de bananes à léléphant
du temple. Un jour, léléphant se mit en colère
de manière inexplicable peut-être était-il
en rut et il attaqua Bharati. Un ami courageux empêcha
quil ne se fasse piétiner par lanimal. Il récupéra
mais sa constitution physique était affaiblie. Il tomba bientôt
malade et refusa dêtre soigné. Il mourut quelques
semaines plus tard. Sa famille connut de dures épreuves financières,
jusquà ce que, dans les années 30, la publication
des uvres de Bharati leur apportât quelque réconfort.
Ses chansons ont donné une force considérable au mouvement
dindépendance dans le Tamil Nadu. Les paroles sont maintenant
indissociables de lâme du pays, de son esprit.
Il nous a laissé un nombre duvres
considérable, allant du journalisme, à la poésie,
à la prose, au théâtre, aux nouvelles, romans et
autres essais sans parler des traductions. Linguiste talentueux, il
maîtrisait les quatre langues qui doivent être celles dAuroville
: tamil, sanskrit, anglais et français. Considéré
comme le poète majeur de la renaissance de la langue tamoule,
il traduisait régulièrement en tamoul des articles écrits
en anglais. Il traduisait également du sanskrit. Sri Aurobindo
tenait sa traduction de la Bhagavad Gita en haute estime. Bharati connaissait
bien le sanskrit et son Mahabharata est traduit du sanskrit. Il aura
ajouté à la version de Vyasa ses propres développements
et des détails issus des versions tamoules. Il aimait beaucoup
à lire Victor Hugo dans le texte, quil traduisait en tamoul.
Parfois, il écrivait en anglais. Malheureusement, il ne put achever
de traduire en anglais ses propres poèmes.
Christine Rhone
Traduit de langlais
Invocation à
Vinayagar
Jai osé parler de la
chose dont on ne parle pas.
Jai osé demander le don quon ne demande
pas.
Que tous ceux qui se trouvent sur terre, hommes,
Oiseaux, animaux, insectes, herbes, plantes, arbres,
Trouvent la fin de leur malheur par mon action
Et vivent heureux dans lamour et lunion ;
Tu dois laccorder, Dieu des Dieux !
Au ciel de la connaissance, debout, je dirai :
« Que sur ce globe lamour et la patience brillent,
Que la douleur, la destruction, la maladie
Et la mort disparaissent ; que tous les êtres vivants
unis
Vivent dans la joie ». À cela
Tu dois prêter ton oreille bénie ;
Et ta volonté divine prise de pitié,
Tu diras, Seigneur : « Ainsi soit-il » !
Ce jour-ci, à cette heure-ci, accorde-moi
Ce don, Cause Suprême ! Fils de
La Force Infinie, Orné de lune !
Matière éternelle ! Je te suis soumis,
À toi, je reste soumis, soumis, soumis ici.
Extrait dun poème de
Bharati adressé au Manakoula Vinayagar de Pondichéry,
cest-à-dire Ganesh.