
L'INDE
ET LE NÉPAL
par
Claude
Arpi
Article
paru dans
La Revue de l'Inde N°1
octobre / décembre 2005
C'est à la frontière entre
l'Inde et le Népal que se produit, il y a plus de 2500 ans, un
événement qui va changer le visage de l'Asie et du monde
: un jeune prince du nom de Siddharta naît dans un petit village
de l'État des Sakyas au pied de l'Himalaya.
La reine Maya, épouse
du roi Suddhodana, accouche à Lumbini, aujourd'hui situé
au Népal. Quelques jours après sa naissance, l'enfant
est ramené au palais royal de Kapilavastu
à quelques kilomètres de là, dans ce qui est maintenant
l'Inde.
Trente ans plus tard,
assis sous un arbre Pipal et bien déterminé à ne
pas bouger tant qu'il n'atteindrait pas l'Éveil, Siddharta médite
longtemps. Des jours durant, il est assailli par toutes sortes de pensées
hostiles et par Mara le roi de la mort lui-même, mais un beau
matin, il parvient à l'Éveil. Son esprit est calme et
serein, il est devenu le Bouddha, l'Éveillé, le Parfait.
À partir de ce jour, son enseignement se répand peu à
peu à travers l'Asie et atteindra même, plus récemment,
l'Occident.
L'Inde
et le Népal ont ce passé qui les unit. Non seulement
ils partagent cet héritage bouddhiste, mais l'hindouisme leur
est commun. Rappelons en effet que Népal est aujourd'hui la seule
nation hindoue au monde.
Cet état sandwich
entre l'Inde et le Tibet (aujourd'hui occupé par la Chine) a
eu pendant des millénaires des contacts avec ses deux grands
voisins.
En 1788, une première
guerre entre les gourkhas népalais et les Tibétains éclate
durant le règne de Jampal Gyatso, le VIIIe dalaï-lama (1758
- 1804). Ce dalaï-lama a un tempérament religieux et ne
s'intéresse guère à la politique. Il consacre l'essentiel
de sa vie à la quête spirituelle et préfère
laisser l'administration aux soins de son régent et de ses ministres.
Sentant cette faiblesse, les gourkhas attaquent le Tibet. Au Népal,
les rois gourkhas viennent juste de succéder à la dynastie
Mala, dont les souverains étaient bouddhistes. Une dispute à
propos du taux de change et de l'utilisation de monnaies népalaises
au Tibet sert de prétexte à l'attaque contre ce pays.
Les troupes gourkhas
envahissent les districts méridionaux et ne se retirent que lorsque
les chefs tibétains locaux s'engagent à payer un tribut
annuel et signent un accord confirmant la validité de l'ancienne
frontière.
Néanmoins lorsque
le dalaï-lama est informé de ce traité, et surtout
du tribut à payer, il s'y oppose, si bien que les hostilités
reprennent en 1792. Les Népalais arrivent jusqu'à Shigatsé
et saccagent le monastère de Tashilhumpo.
Le dalaï-lama
doit alors appeler à la rescousse son disciple, l'empereur mandchou,
et finalement un accord de paix est signé. Dans un édit
gravé sur un pilier au pied du Potala à Lhassa, l'empereur
met en garde les Tibétains contre les Britanniques. L'édit
est révélateur en ce sens qu'il nous indique comment les
Chinois voient les Tibétains : ils sont faibles, selon l'empereur,
car consacrent trop de temps à la « littérature »
:
« On verra
que les gens d'U [le Tibet central] ayant abandonné les conquêtes
militaires, se consacrent uniquement à la littérature.
C'est pourquoi ils sont devenus comme un corps sans vigueur. Cela n'est
pas bon. Si un peuple abandonne ses desseins militaires et fait de la
littérature la principale de ses préoccupations, il devient
incapable de préserver ses anciennes positions. Il convient de
le savoir. » La justesse de cette déclaration sera
confirmée au Xxe siècle lorsque le Tibet sera facilement
envahi par la Chine maoïste.
À la fin du
XVIIIe siècle, un nouveau venu entre dans le « grand
jeu » himalayen : c'est l'empire britannique qui prend contact
avec les autorités tibétaines, en particulier le Panchen
Lama régnant sur le monastère de Tashilhunpo. Les Népalais
ne voient pas d'un bon il une alliance entre le Tibet et l'Inde
britannique, leur royaume étant soudain pris en sandwich entre
ces deux puissants voisins. Le roi gourkha lance un avertissement aux
Britanniques : « S'ils songent à la guerre, les Népalais
sont fin prêts ». Il écrit même au Panchen
Lama en priant le lama tibétain « de ne pas avoir
de liens avec les Firingis (Anglais) ou les Moghols, et de ne pas les
laisser entrer dans le pays, suivant en cela les anciennes coutumes. »
Mais les Britanniques
n'entendent pas en rester là. En 1814, une expédition
britannique de 34.000 soldats se met en marche pour annexer le Népal.
Les gourkhas ont toujours été de rudes combattants. Dans
un premier temps, une force de 12.000 hommes a raison des Britanniques.
Ce n'est qu'après de durs combats en 1815 et 1816 que les Britanniques
réussissent à l'emporter. Un traité est signé
en mars 1816, en vertu duquel les Britanniques peuvent avoir un résident
à Katmandou. Kumaon et Gharwal sont cédés à
l'Inde britannique, tandis que le gouvernement de l'Inde acquiert Simla
pour en faire sa capitale d'été.
Toutefois le Népal
n'est pas annexé par les Britanniques, car ceux-ci préfèrent
établir des relations amicales avec ce pays en vue d'utiliser
à leurs propres fins le soutien ainsi que les capacités
militaires des gourkhas.
Il est important de
comprendre cette position stratégique du petit royaume ainsi
que le lien militaire étroit qu'il a avec son voisin indien à
qui il a fourni depuis près de deux siècles ses troupes
d'élite ; le Népal en retire d'ailleurs toujours un important
avantage économique (une partie des soldes des soldats gourkhas
retournant au Népal). Aujourd'hui comme hier, le voisin du nord
est pour sa part toujours prêt à intervenir dans les affaires
du royaume.
Lorsque les Britanniques
se retirent du sous-continent [en 1947], le Népal devient officiellement
indépendant. La dynastie des Shah règne depuis 1768 sur
le royaume tandis que la puissante famille des Ranas est, elle, responsable
de l'administration et de l'armée. En novembre 1950, un conflit
éclate entre les Ranas et les Shahs et le roi Tribhuvan pour
sauver sa vie n'a d'autre recours que de se réfugier dans l'ambassade
de l'Inde. L'ambassadeur refuse courageusement de livrer le roi aux
Ranas, lui accordant l'asile politique sur ce petit territoire indien
qu'est l'ambassade. Voyant que le coup d'État ne marche pas comme
prévu, les Ranas font monter sur le trône le petit-fils
de Tribhuvan, un enfant de 3 ans. L'Inde n'accepte pas ce diktat de
Sumsher Jung Bahadur Rana, le puissant Premier ministre népalais.
Trois mois plus tard, le roi Tribhuvan fait un retour triomphal dans
son palais à Kathmandou. C'est ce même Tribhuvan qui, quelques
années plus tard, devait inaugurer la première expérience
démocratique du royaume.
Le bébé-roi,
nommé Gyanendra, reviendra sur le trône 51 ans plus tard
dans les circonstances les plus dramatiques que l'on puisse imaginer.
Le 1er juin 2001, le prince héritier Dipendra, fils du roi Birendra
(lui-même petit fils de Tribhuvan), ivre mort et armé jusqu'aux
dents fait feu sur la famille royale réunie pour son déjeuner
hebdomadaire. Les seuls qui échappent au carnage sont Gyanendra
(l'ancien enfant-roi et frère du roi Birendra), et son fils Paras
dont la réputation de débauché
n'est plus à faire. Après avoir tué plus de 10
personnes, le prince Dipendra se suicide et Gyanendra monte sur le trône,
pour la deuxième fois.
Entre temps, le Népal
est devenu une monarchie constitutionnelle. En 1990, en effet durant
le Printemps de Kathmandou, de violentes émeutes populaires ont
forcé le roi Birendra à promulguer une nouvelle constitution.
En 2002, le journal Le Monde commentait : « [en] 1990,
les habitants du dernier royaume hindou de l'Himalaya avaient cru au
grand soir, en ces temps où s'écroulaient murs et empires.
Douze ans plus tard, tout le monde a déchanté et, depuis
1996, le Parti communiste népalais maoïste (CPN-M) a proliféré
sur le terreau des désillusions et de l'amertume. L'économie
est en berne, l'instabilité parlementaire permanente, la corruption
endémique et la faillite de l'État quasi totale. D'ailleurs,
le Parlement vient d'être dissous, de nouvelles élections
sont prévues en novembre. »
La
montée du mouvement maoïste, un des derniers au monde
se réclamant encore du Président Mao est l'évènement
le plus marquant de la fin des années quatre-vingt dix. L'objectif
des maoïstes : remplacer la monarchie constitutionnelle par une
« république populaire ». Comme leur mentor
chinois, ils disent vouloir distribuer les terres aux paysans, se débarrasser
« des vieilles superstitions et des anciennes coutumes »
telles que les croyances religieuses et chamanistiques ou encore le
mariage trop précoce des adolescents.
Un maoïste du nom de
« Jivan » expliquait au correspondant du Monde
: « Nous nous opposons aux vieilles superstitions qui maintiennent
le peuple dans l'ignorance. Nous disons aux gens : ce sont là
des pratiques et des pensées réactionnaires... Mais à
ce stade du processus révolutionnaire, nous laissons le droit
aux individus de pratiquer la religion de leur choix. »
Ces maoïstes qui
se parent de très beaux principes n'en commettent pas moins régulièrement
meurtres et extorsions. Au mois de janvier 2005, poussés par
le besoin de recruter de nouvelles troupes, ils kidnappent 1000 jeunes
élèves avec leurs instituteurs dans deux écoles
du Népal oriental. La plupart des élèves seront
relâchés avoir reçu un briefing sur les bienfaits
de la révolution maoïste, mais la semaine suivante, c'est
le tour d'hommes d'affaires et de commerçants d'un autre district.
D'après le journal népalais le Rising Star ces maoïstes
forcent tous les commerçants du comté de Doti à
s'inscrire sur leurs listes : en d'autres termes, nul n'est exempt de
payer des taxes au gouvernement révolutionnaire.
Cela fait bientôt
dix ans que 50,000 soldats népalais, aidés par plus de
60,000 policiers et membres des forces paramilitaires, essayent de lutter
contre des révolutionnaires maoïstes souvent mieux armés.
La population est souvent prise entre deux feux. D'un côté
un semblant de démocratie avec des politiciens corrompus qui
ne peuvent s'entendre entre eux, de l'autre des troupes maoïstes,
souvent composés de mineurs, qui font régner la terreur
dans les campagnes et qui ont même à plusieurs reprises
réussi à organiser un blocus économique complet
de la capitale népalaise.
Pour le petit royaume
himalayen, l'année 2001 sera une année historique à
de nombreux points de vue. Nous avons mentionné le massacre du
Palais royal. Autre événement d'importance : un mois plus
tôt, le peuple népalais a voté pour la première
fois au suffrage universel. Le 29 mai en effet, G. P. Koirala, leader
du Congrès népalais, nommé Premier ministre, a
formé le premier gouvernement démocratique depuis 1960.
Malgré cette libéralisation, Koirala centralise tout de
même beaucoup de pouvoirs dans ses mains, détenant les
portefeuilles des finances, des affaires étrangères, de
la défense, de la santé et des affaires du palais.
Deux mois plus tard,
à la suite de la mort tragique du roi Birendra, les Népalais
ont un nouveau gouvernement, le neuvième en onze ans. Le choix
du parti du Congrès népalais, Sher Bahadur Deuba, est
rapidement ratifié par le nouveau roi Gyanendra. Dans sa première
déclaration, Deuba affirme : « Je vais parler immédiatement
aux partis d'opposition pour décider de la stratégie à
suivre face au problème maoïste. Très bientôt
nous aurons un dialogue avec les rebelles maoïstes. »
Un mois plus tard,
à la fin août, Sher Bahadur Deuba invite les rebelles maoïstes
à des négociations ; il faut à tout prix mettre
un terme à une insurrection qui depuis 1996, a déjà
coûté la vie à plus de 1 800 personnes.
Septembre 2001 est
le mois de l'espoir : on entrevoit enfin une possibilité de sortir
du cercle macabre.
Les grandes puissances
occidentales s'en réjouissent. L'Union européenne déclare
: « L'Union européenne se félicite du cessez-le-feu
conclu entre le gouvernement du Népal et le Parti communiste
népalais maoïste (CPN-M). L'Union européenne encourage
les deux parties à préparer avec soin et dans un esprit
constructif la deuxième série de négociations.
L'Union européenne demande aux deux parties de rechercher un
règlement pacifique du conflit dans le cadre de l'État
de droit, du respect des Droits de l'Homme et du pluralisme démocratique. »
L'Union européenne
conserve quand même de sérieux doutes sur les intentions
des maoïstes. En effet elle prend note « avec préoccupation
des informations, diffusées récemment, qui font état
de nombreuses intimidations et extorsions à l'encontre de différents
secteurs de la société népalaise, ainsi que des
demandes adressées par le Parti communiste népalais maoïste
(CPN-M) à différents programmes de développement
et organismes internationaux. L'Union européenne appelle les
responsables à cesser immédiatement ces intimidations,
afin d'instaurer une atmosphère constructive et propice au dialogue. »
L'espoir ne sera que
de courte durée : le 26 novembre, à la suite d'attentats
commis par les rebelles maoïstes, qui ont fait près de 300
morts durant les jours précédents, le roi Gyanendra déclare
l'état d'urgence dans tout le pays. Sher Bahadur Deuba se dit
désormais résolu à combattre les maoïstes
qui n'ont pas respecté le cessez-le-feu en vigueur depuis août
; ils sont maintenant officiellement déclarés « terroristes »
par l'État népalais.
La situation ne fera
qu'empirer durant les quatre années suivantes. Le Monde
décrit ainsi les disciples népalais de Mao : « Le
silence de la montagne, l'absence d'hommes jeunes dans ce monde de femmes,
de vieillards et d'enfants illustre bien l'impact de cette guerre. Les
paysans de sexe masculin en âge de combattre ont été
soit enrôlés, de gré ou de force, dans les rangs
de la rébellion, soit sont partis chercher du travail à
Katmandou ou en Inde. Les maos, eux, sont invisibles. Mais ils pêchent
le poisson à l'explosif : les premiers insurgés se signalent
ainsi par un bruit de bombe dans la rivière et ont l'apparence
de joyeux adolescents en maillot de bain qui ramassent les truites mortes
en riant... Le groupe se transforme rapidement en un détachement
de maquisards, revolvers à la ceinture et pantalons kaki. Ils
ont entre 13 et 19 ans. Certains ont participé aux derniers combats
contre les casernes de l'armée. Les uns sont des magars, une
ethnie locale, d'autres des dalits, intouchables hindous
qui voient dans la pensée de Mao le moyen de se libérer
d'un injuste karma.
Leur chef, rencontré plus tard et plus haut dans la montagne,
a 34 ans, un intellectuel à lunettes qui énonce sentencieusement
la ligne officielle du parti. »
Comme l'année
2001, 2005 semble devoir être une autre année difficile
pour le Népal. Le 21 janvier une nouvelle fait la une des journaux
en Asie du Sud. Le Bureau du Représentant du dalaï-lama
au Népal est fermé par les autorités de Kathmandou.
Le prétexte en est que le Bureau tibétain, qui fonctionnait
depuis 1959 et faisait la liaison entre les milliers de Tibétains
fuyant la répression au Tibet et le Haut Commissariat aux réfugiés
des Nations Unies, fonctionnait sans le permis approprié. Excuse
toujours facile en Asie du Sud où le nombre des permis et autorisations
est souvent si considérable qu'il n'a pas été difficile
pour les autorités népalaises de trouver quelque chose
qui n'était pas en règle. Le fait est pourtant que ce
bureau a fonctionné efficacement avec l'aval du gouvernement
népalais et de l'ONU pendant plusieurs décennies. Plus
de 1000 Tibétains se retrouvent alors en attente pour régulariser
leur situation et obtenir des documents officiels pour voyager vers
l'Inde où vit le dalaï-lama.
Il n'est pas difficile
de deviner qui est à l'origine de cette décision soudaine
du gouvernement népalais. Au début de ce XXIe siècle,
on voit à nouveau poindre les signes précurseurs du « Grand
Jeu » du XIXe siècle. La Chine, car sans nul doute
Beijing est derrière cette décision précipitée
de fermer le bureau tibétain, fait de plus en plus pression sur
le Népal pour qu'il s'aligne avec elle.
L'an dernier déjà,
l'ambassadeur chinois au Népal, Sun Heping a déclaré
: « Nous apprécions grandement que le gouvernement
de Sa Majesté reste un défenseur de la politique une
seule Chine ;
qu'il comprenne combien est délicate la question du Tibet pour
la Chine et qu'il ne permette pas à des activités anti-chinoises
de prendre place sur le sol népalais. »
Ces réactions
chinoises indique le rôle que Beijing entend jouer dans le royaume
himalayen.
Le 1er février
2005 voit plus grave encore : coup d'État au palais. Ce jour-là,
sur décret royal, le gouvernement de Deuba est dissous, un grand
nombre de politiciens arrêtés, et l'état d'urgence
décrété. Gyanendra explique cette décision
ainsi : « Le gouvernement a échoué dans sa
tentative d'organiser des élections pour avril 2005, n'a pas
protégé la démocratie ni les biens et la vie des
citoyens. »
C'est une allusion
bien sûr, à l'échec des négociations avec
les maoïstes et au nombre grandissant de victimes du conflit (plus
de 10 000 à ce jour).
En juin 2004, Deuba
a été renommé au poste de Premier ministre, et
le roi lui a donné deux objectifs : rouvrir les négociations
avec les maoïstes et organiser les élections. Mais les politiciens
népalais, souvent plus intéressés par leurs petites
querelles intestines que par le bon fonctionnement de la démocratie,
n'avaient pas permis à Deuba de mettre en route le processus
électoral. Les principaux alliés de la coalition, le Parti
communiste népalais et le Parti du Rastriya Prajatantra pensaient
qu'il était dangereux d'organiser des élections sous la
menace des maoïstes qui contrôlaient toutes les campagnes
; personne n'était pressé de se rendre aux urnes.
Le coup d'État
du roi crée de sérieux remous dans la région. Dans
les années à venir, il y a le risque de changer d'une
façon irréversible l'équilibre des forces en Asie
du sud.
Immédiatement
après la prise des pleins pouvoirs par le roi, la plupart des
« analystes » déclarent que cette action
« ne peut conduire à la démocratie ».
M. de la Palisse n'aurait pas raisonné autrement.
C'est
une réaction similaire qui émane du gouvernement indien
par la voix de M. Natwar Singh, son ministre des Affaires étrangères [1]
: « Il est souhaitable que des mesures immédiates
soient prises pour relâcher les prisonniers politiques, les journalistes,
les militants pour les droits de l'homme ; la liberté de la presse
doit être restituée, la démocratie plurielle rétablie
et tous les efforts pour trouver un consensus national doivent être
mis en place. »
Un autre communiqué
du gouvernement indien déclare que « ces développements
constituent un très sérieux revers pour la cause de la
démocratie au Népal, ce qui ne peut qu'inquiéter
le gouvernement indien ».
L'ironie, c'est que
cette déclaration du ministre indien est faite alors qu'il est
en route vers Islamabad, capitale d'un État qui, on le sait,
n'est pas un modèle de démocratie. Mais comme souvent
en politique, il y a deux poids, deux mesures pour les petits et pour
ceux qui sont un peu plus gros.
Le Quai d'Orsay et
l'Europe emboîtent le pas à Delhi : « À
la lumière des récents événements au Népal,
nous avons décidé avec nos partenaires européens
de rappeler pour consultations les ambassadeurs de l'Union européenne
résidents à Kathmandou. Notre ambassadeur quittera donc
temporairement le Népal ce soir pour Paris où il fera
part aux autorités françaises de son évaluation
de la situation. Le retour est prévu d'ici à la fin du
mois. Nous appelons une fois de plus toutes les parties concernées
à agir dans le sens du rétablissement le plus rapide de
la démocratie et à respecter les Droits de l'Homme et
les libertés civiles. »
Alors que tous, y compris
Jack Straw, le ministre britannique en visite au Pakistan, s'offusquent
de cette attaque contre la démocratie, il n'est venu à
personne l'idée que le général-président
Musharraf s'est élu lui-même au poste suprême, tout
en gardant sur sa tête son képi de chef d'état major
des armées.
Le plus grave pour
l'Inde, c'est sa perte progressive d'influence sur l'État tampon
himalayen et la présence de plus en plus visible de la Chine
au Népal.
La Chine profite en
effet du coup d'État pour fortifier sa position : c'est une « affaire
interne » dit-elle. Son porte-parole déclare « En
ce qui nous concerne, le Népal est un voisin proche et paisible
de la Chine. Nous espérons que le Népal atteindra la stabilité
sociale et sera capable d'aboutir à un développement économique
et à une réconciliation nationale. Dans la situation actuelle,
nous respectons le choix du peuple du Népal sur le chemin du
développement. »
Un mois après
le coup d'État royal, la Chine et le Népal célèbrent
cinquante ans de relations diplomatiques. C'est l'occasion de réitérer
la confiance et respect qui existe depuis toujours entre la Chine et
le Népal. Visant sans doute l'Inde, toujours vilipendée
par Kathmandou pour son attitude paternaliste, un communiqué
de l'Agence Xinhua déclare qu'en dépit « des
différences de taille, les deux pays se traitent mutuellement
avec civilité et respect ». Beijing ajoute : « Même
si les systèmes sociaux, la taille et la population ne sont pas
les mêmes, les liens entre les deux pays sont dynamiques et sensibles
aux besoins de l'autre. » Dans ce qui devrait être
un avertissement à Delhi, Xinhua continue : « La Chine
et le Népal peuvent faire face au XX1e siècle avec assurance.
La Chine s'est attelée avec vigueur à développer
ses régions occidentales. Avec cette stratégie en tête,
elle a établi des lignes de chemin de fer, des routes et l'infrastructure
nécessaire au transport de l'énergie, dans ses provinces
occidentales y compris au Sin-kiang, au Tibet et au Yunnan. »
Ces nouveaux moyens,
s'ils favorisent les communications avec le Népal, ne peuvent
être qu'un danger stratégique pour le grand rival indien.
Au sud de l'Himalaya, on se souvient aussi de cette guerre de 1962 faisant
suite à l'annexion du Tibet et au développement de l'infrastructure
routière sur le Toit du Monde.
Un autre détail
qui montre la proximité croissante entre la Chine et le Népal
est l'ouverture en mai 2005 d'une liaison hebdomadaire directe par bus
entre Kathmandou et Lhassa, la capitale tibétaine. D'après
les sources chinoises, cette nouvelle liaison devrait promouvoir et
renforcer les relations économiques et humaines entre les deux
pays.
En mars 2005, alors
que l'Inde boude le Népal et n'hésite pas à imiter
les puissances occidentales qui ont décidé de couper l'aide
économique et militaire à l'État himalayen, le
ministre chinois des Affaires étrangères Li Zhaoxing fait
une visite de deux jours au Népal pour y rencontrer le roi Gyanendra.
Les spéculations vont alors bon train que la Chine, remplaçant
l'Inde, va vendre des armes au gouvernement népalais pour continuer
sa lutte contre les maoïstes. Néanmoins, au cours d'une
conférence de presse, le ministre chinois affirmera que le sujet
de la vente d'armes n'a pas été abordé lors de
sa visite. Il n'en demeure pas moins que depuis le coup d'État, un rapprochement
a eu lieu entre le Népal et la Chine et cela aux dépens
de l'amitié ancienne et des traités traditionnels entre
l'Inde et le Népal.
Les liens culturels
et économiques qui existent entre les deux pays depuis le temps
où le Bouddha sillonnait les routes du nord de l'Inde et du Népal
sont toujours présents. Mais c'est aujourd'hui à Delhi
de prendre les devants au lieu de s'attacher à des principes
qu'elle ne respecte même pas pour ses autres voisins, en particulier
pour le Pakistan.
Dans les mois à
venir, l'Inde devrait renouer des relations cordiales avec le roi et
utiliser ses relations privilégiées avec les partis politiques
népalais pour lutter contre la menace maoïste, qui est de
loin la plus dangereuse pour l'Inde. N'a-t-elle pas elle-même
à faire face aux attaques maoïstes dans les États
du Bihar et de l'Uttar Pradesh, sans parler des naxalites en Andhra
Pradesh qui, eux aussi, prônent la révolution permanente
chère au Président Mao ?
Delhi devrait suivre
le conseil de l'empereur de Chine et ne pas passer trop de temps à
philosopher et faire la morale aux autres. Aujourd'hui, il serait plus
important de prendre exemple sur le pragmatisme prôné par
Deng Xiaoping : « Cherche la vérité dans les
faits ».
Les faits disent que
l'Inde doit apporter son aide au Népal en ces heures difficiles.
Sa relation future avec Kathmandou en dépend.
Claude Arpi
© La
Revue de l'Inde

Français, Claude
Arpi vit en Inde depuis plus de 30 ans.
Il est non seulement un spécialiste du Tibet mais aussi des relations
sino-indiennes et indo-pakistanaises qu'il analyse dans son dernier
ouvrage Cachemire,
le paradis perdu publié en octobre 2004 aux Éditions
Philippe Picquier.
Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages en Français
et en Anglais. Claude Arpi écrit aussi régulièrement
des articles pour Rediff.com, le permier portail indien d'informations
et le journal indien The Pioneer.
E-mail : claude@auroville.org.in
ou tibpav@satyam.net.in
Notes :
[1] Début 2006, Natwar Singh
a du démissionner de son poste pour son implication dans le scandale
pétrole contre nourriture.
