
LE TRIANGLE INDE-TIBET-CHINE
par Claude
Arpi
Article
paru dans
La Revue de l'Inde N°4
juillet/septambre 2006
Pendant des siècles,
lInde et le Tibet ont partagé une quête commune :
celle de la recherche intérieure. Au cours du VIIe siècle,
le Toit du monde découvre lenseignement du Bouddha. Cest
fut un tournant dans lhistoire du Tibet. La période qui
suit voit un flot constant de lamas, dérudits et de yogis
tibétains visiter les grands viharas, universités
monastiques, de lInde, en particulier celles de Nalanda, Odantapuri
et de Vikramasila. Après avoir adopté la doctrine de la
non-violence, le Tibet est transfiguré ; il ne peut plus vivre
que pour et par le dharma du Bouddha. Il est fascinant dobserver
les changements produits par la doctrine sur le peuple tibétain,
auparavant lun des peuples les plus belliqueux de la terre. Une
fois converti à la nouvelle foi, leur puissant et vaste empire
se transforme soudainement et devient pacifique. Même sil
ne peut pas recouvrer sa gloire militaire passée, il satèle
à un autre genre de conquête, celle du soi. Il commence
alors à répandre son influence culturelle et spirituelle
sur lAsie Centrale et la Mongolie. La disparition du bouddhisme
en Inde aux XIIe et XIIIe siècles a de graves conséquences
sur la politique du sous-continent et de lAsie centrale : bien
que le dharma du Bouddha continue à fleurir sur le Toit du monde,
lintérêt des lamas pour lAryabhumi,
la terre sacrée, lInde, décline rapidement.
La conversion du Tibet a une autre conséquence
politique : un Tibet non-violent ne peut plus se défendre lui-même.
Il doit donc chercher un patronage extérieur, une assistance
militaire qui sauvegardera ses frontières et protégera
son Dharma. Cette aide est tout dabord apportée par les
Khans mongols et, plus tard par les empereurs mandchous, lorsquils
adoptent le bouddhisme comme religion dÉtat.
Une nouvelle ère
voit le jour avec larrivée des Britanniques en Inde. La
relation entre lInde et le Tibet, jusque là dordre
spirituel, prend un tour colonial et économique.
Les fonctionnaires de la Couronne voient
le Pays des neiges comme lopportunité de nouveaux marchés
et la possibilité dune zone tampon avec lEmpire russe.
À cette époque, bien que la Chine soit trop faible pour
réagir militairement, elle continue néanmoins à
affirmer sa suzeraineté sur le Tibet.
Il y a une centaine
dannées, la roue du destin commence à tourner pour
les trois nations, lorsquun jeune colonel de larmée
britannique, Francis Younghusband entre en juillet 1904 dans la cité
de Lhassa. Pour la première fois, on assiste à la collision
deux mondes diamétralement à part. À la fin de
son séjour dans la capitale tibétaine, Younghusband contraint
les tibétains à accepter un accord avec le puissant Empire
britannique. Par ce traité, signé par le représentant
de la Couronne, Londres reconnaît le Tibet comme une nation souveraine.
Mais les choses ne
sont jamais simples en politique, et la Chine, le puissant voisin oriental
du Tibet, est fort mécontente de nêtre pas partie
prenante de laccord. Dix ans plus tard, en mars 1914, désireux
de se montrer impartial, Londres convoque une conférence tripartite
à Simla pour établir une convention. Cétait
la première fois que les trois protagonistes principaux siégent
à une même table de négociation. Le résultat
nest pas pleinement satisfaisant, car les Chinois, bien quayant
participé à la rédaction du document final, ne
le ratifient pas.
Quoiquil en soit, les Britanniques
et les Tibétains saccordent sur le tracé dune
frontière commune, quils reportent sur une carte ; la fameuse
ligne Mac Mahon est née. Ce traité est toujours en vigueur
lorsque lInde accède à lindépendance
en août 1947.
La nouvelle République
indienne na que deux ans lorsquune nouvelle dynastie arrive
au pouvoir en Chine : la dynastie maoïste. Les dirigeants chinois,
comme les indiens, désirent alors rompre avec le passé.
En Inde, beaucoup dintellectuels, pensent que les deux pays, compte
tenu dune expérience coloniale commune, ont un avenir commun.
Mais, cest oublier quhistoriquement lInde et la Chine
se sont développées sur des lignes différentes
: en particulier, lInde na jamais eu dambition expansionniste.
En dépit de la proclamation de deux mille ans damitié,
les deux nations ont entretenu que peu de contacts, à lexception
de quelques moines téméraires, tels que Huien Tsiang qui,
quatorze siècles auparavant, sillonne lInde du Nord sur
les traces du Bouddha. Un intéressant aspect des relations sino-indiennes
est que ces pèlerins nous ont laissé une description minutieuse
du sous-continent indien alors que les témoignages indiens sont
pratiquement inexistants.
La libération du Tibet
En octobre 1950, un
événement va changer le destin des régions himalayennes
: Les troupes de Mao entrent au Tibet. Quand Lhassa fait appel à
lOrganisation des Nations Unies pour protester contre linvasion
de la Chine, lInde, qui a toujours reconnu la complète
autonomie du Tibet (« frisant » lindépendance,
selon les mots de Nehru), se fait hésitante. Delhi noffre
aucun soutien à son voisin militairement faible ; Nehru est trop
anxieux de jouer un rôle « neutre » dans le conflit
coréen.
En mai 1951, des représentants
du dalaï-lama signent sous la contrainte un accord en 17 points
avec la Chine communiste. Pour la première fois en deux mille
ans dhistoire, le Tibet na dautre choix que daccepter
de rejoindre la « Mère Patrie ». Néanmoins,
labsorption de la nation tibétaine dans le giron chinois
nest pas immédiatement reconnue par Delhi. LInde
garde pendant quelques années une mission dans la capitale tibétaine
et conserve des relations diplomatiques indépendantes avec Lhassa.
La signature de laccord
de Panchsheel entre lInde et la Chine, en avril 1954, marque la
fin de la courbe « historique » amorcée
par larrivée de Younghusband à Lhassa. Alors que
les britanniques avaient reconnu le Tibet comme une entité propre,
laccord met fin à son existence distincte. Le Pays des
neiges devient « la région tibétaine »
de la Chine. Le cercle est bouclé, avec dincalculables
conséquences pour lInde et pour toute la région.
Notons que les Tibétains eux-mêmes ne sont pas au courant
des négociations en cours.
Le préambule
de laccord contient les fameux Cinq Principes, qui allait devenir
le pilier de la politique étrangère de lInde pour
les années à venir. Cest le début de la politique
Hindi-Chini Bhai-Bhai (lInde et la Chine sont frères)
: lInde devient non-alignée. Laccord entérine
ainsi le contrôle militaire du Toit du monde par lArmée
Populaire de Libération. Sur le terrain, cela se traduit par
la construction daéroport et de routes se dirigeant vers
la frontière indienne du North East Frontier Agency (NEFA), aujourdhui
lArunachal Pradesh, et du Ladakh.
Nehru et ses conseillers
sont tombés amoureux de la Chine « révolutionnaire »
et le Tibet est sacrifié sur lautel de cette nouvelle fraternité.
Néanmoins lInde nobtient aucun avantage pour sa « générosité ».
Au contraire, elle perd un voisin paisible et amical. En 1962, les principes
sévaporent au point que les deux géants asiatiques
saffrontent militairement dans les Himalayas. LInde paye
au prix fort, et plus de cinquante ans plus tard, continue à
payer cher, la politique idéaliste de son premier Premier ministre.
Pour lInde, une autre tragique conséquence de la signature
de laccord de Panchsheel est le refus, par les conseillers de
Nehru, de négocier un tracé de la frontière tibéto-indienne,
celai en contrepartie de labandon de ses droits, obtenus durant
la Conférence de Simla. Les hauts fonctionnaires considèrent
ces avantages comme un héritage impérialiste quune
Inde récemment parvenue à lindépendance se
doit de dédaigner.
Pendant les conversations
avec Pékin entre 1951 et 1954, Delhi évite « finement »
daborder la question des frontières. Cette attitude se
retournera contre eux et abouti à un désastre pour lInde.
Dans son discours concluant la signature des accords, Zhou Enlai félicite
les négociateurs davoir résolu les problèmes
« murs pour une solution ».
Cinquante ans après,
la folie de cette politique hante encore une Inde incapable de résoudre
ses problèmes frontaliers avec Pékin. Y a-t-il un moyen
pour lInde deffacer le forfait commis à légard
du Pays des neiges dans les années cinquante?
La question tibétaine
Une fois la question
frontalière résolue, lInde sera-t-elle en mesure
daider le Tibet à retrouver une certaine autonomie dans
le cadre de la République Populaire de Chine ?
Le premier pas le plus
raisonnable pour Delhi serait de sassurer que le Tibet regagne
une autonomie « authentique ». Il ny aurait
rien dinamical à légard de la Chine de soutenir
le Plan en Cinq Points du dalaï-lama qui demande la création,
dans la région himalayenne, dune zone de paix, le respect
de lenvironnement tibétain et une véritable autonomie
pour la région.
De plus, il est dans lintérêt
de lInde, comme de la Chine (et de lAsie), davoir
un Tibet paisible et démilitarisé. Cela ne peut quaider
à désamorcer les tensions dans la région. Pékin
bénéficierait grandement dune détente sur
ses frontières occidentales et cela aiderait certainement à
« lémergence pacifique de la Chine ».
En ce qui concerne
le statut du Tibet, le dalaï-lama a fait une proposition en 1988
au Parlement européen. Connue comme « La Proposition
de Strasbourg », cest une continuation du Plan en Cinq
Points, présenté un an plus tôt à Washington.
Pour la première fois, par cette proposition, le dalaï-lama
renonçait à lindépendance politique pour
son pays. « La totalité du Tibet, connu sous les noms
de Cholka-Sum (les Provinces de U-Tsang, Kham et Amdo) doit devenir
une entité politique démocratique autonome... en association
avec la République Populaire de Chine. »
Pratiquement, cela
signifie que le dalaï-lama ne demande plus lindépendance.
Il accepte que Pékin demeure responsable de la politique extérieure
et de la défense. Le futur gouvernement tibétain, en revanche,
aurait compétence dans les domaines de la religion, du commerce,
de léducation, de la culture, du tourisme, des sciences,
du sport et autres activités non politiques.
Ladministration
du dalaï-lama a repris contact avec le gouvernement chinois en
septembre 2002. Bien que les premiers entretiens naient été
guère encourageants, ils ont été suivis par quatre
autres cycles de pourparlers. Labsence de confiance réciproque
est peut-être le plus grand obstacle à de rapides progrès.
Cest sans doute ici que lInde pourrait apporter sa contribution.
Beaucoup dobservateurs
pensent que si le dalaï-lama pouvait avoir un contact personnel
avec Hu Jintao, et sil ait loccasion dexprimer, avec
son charme personnel, son désir de trouver une solution « durable »,
les vieilles rancoeurs et beaucoup de malentendus sévaporeraient.
Noublions pas que lorsque le dalaï-lama se rendit à
Pékin en 1954, le Président Mao Zedong lui rendait souvent
visite à son hôtel et sentretenait longuement avec
lui de lavenir du Tibet. Pourquoi le Président
Hu Jintao ne pourrait-il pas rencontrer le dalaï-lama à
lambassade chinoise de Delhi ou ailleurs dans le monde pour discuter
librement de la question tibétaine [1]
?
Avec ses bonnes relations
avec Pékin, Delhi pourrait être le discret médiateur
entre les deux parties. Si lInde peut servir dintermédiaire
entre Pékin et Dharamsala [siège du gouvernement tibétain
en exil], cela rendra sûrement justice aux tibétains et
pourrait jeter les bases dune amitié véritable entre
lInde et la Chine, retirant ainsi lépine tibétaine
encore plantée dans leurs relations.
Claude Arpi
© La
Revue de l'Inde

Français, Claude
Arpi vit en Inde depuis plus de 30 ans.
Il est non seulement un spécialiste du Tibet mais aussi des relations
sino-indiennes et indo-pakistanaises qu'il analyse dans son ouvrage
Cachemire, le
paradis perdu publié en octobre 2004 aux Éditions
Philippe Picquier.
Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages en Français
et en Anglais. Claude Arpi écrit aussi régulièrement
des articles pour Rediff.com, le permier portail indien d'informations
et le journal indien The Pioneer.
E-mail : claude@auroville.org.in
ou tibpav@satyam.net.in
Notes de Jaïa Bharati :
[1] Ce scénario ne s'est pas
réalisé lors de la visite en Inde du Président
chinois Hu Jintao en novembre 2006. De même, la question tibétaine
et les contentieux frontaliers entre les deux pays n'ont pas été
évoqués par le Premier ministre indien Manmohan Singh.
L'incapacité de la part de New-Delhi à aborder ces problèmes
cruciaux a révélé, une nouvelle fois, la faiblesse
de la diplomatie indienne.
