
L'INDE
PRÉ-BRITANNIQUE
LE MYTHE DE LA TYRANNIE DES CASTES
par
Meenakshi Jain
(Traduction de l'article « Pre-British
India The Myth of Caste Tyranny »
paru dans « The Indian Express » du 26 septembre
1990)
Le rapport de la commission
Mandal [1] est fondé
sur l'image stéréotypée de la société
hindoue et du système de castes que nos maîtres colonisateurs
ont popularisée au 19ème siècle avec un effet dévastateur.
Il est généralement ignoré
que cette Inde, avec sa stratification sociale et son ordre hiérarchique
a été largement une création britannique, et que
dans leur dessein d'appréhender et de contrôler l'ordre
social indien, les Britanniques ont mis en uvre des forces qui
ont transformé l'ordre ancien de manière fondamentale.
Aussi tardivement qu'au
18ème siècle, l'ordre hiérarchique de la société
hindoue ne constituait pas un fait établi pour de larges zones
du subcontinent. Comme cela a été montré par plusieurs
historiens éminents, des idéologies et des styles de vie
alternatifs étaient en vigueur, ou même dominants, dans
une grande partie de l'Inde. De larges bandes de nomades par exemple,
avec leurs immenses troupeaux, parcouraient les campagnes du Nord de
l'Inde, pillant à volonté, et en même temps commerçant
avec les agriculteurs installés, transportant leurs produits
sur de lointains marchés tout en satisfaisant leurs besoins en
viande et en laitages. Pour plus de détails, reportez vous à
« The New Cambridge History of India », Vol.2, par
C.A. Bayly, Cambridge University Press, 1988. Cette compatibilité
mutuelle était caractéristique de tous les rapports sociaux
dans l'ordre ancien. Les Gujars, les Bhattis et les Rangar Rajputs figuraient
parmi les grands groupes de nomades qui se situaient en totalité
en marge du cadre de l'hindouisme brahmanique. Il semble donc ironique
que ces groupes qui ont terrorisé les agriculteurs sédentaires
pendant des siècles puissent parler aujourd'hui de la tyrannie
de l'ordre social indien.
Victoire britannique
La force des communautés pastorales
peut être encore mieux appréciée à partir
du fait qu'à aucun moment, avant l'arrivée des Anglais,
les agriculteurs sédentaires n'ont pu se prévaloir sur
elles d'une victoire décisive. Seule la détermination
des Britanniques de soumettre les populations nomades a pu conduire
à leur assimilation à la société agraire.
Il existait des territoires dans lesquels les brahmanes et le style
de vie brahmanique restaient périphériques. Jusqu'au 18ème
siècle, les forêts rivalisaient en taille et en importance
avec les terres arables. Les frontières des terres agricoles
fluctuaient constamment, s'étendant ou reculant parfois, souvent
dans la même zone. Des pans entiers de la société
survivaient avec les produits de la forêt. Ces forêts servaient
également de refuge à ceux qui voulaient vivre en marge
de la société. C'est là également que la
loi britannique a engendré des changements de grande portée.
Dans leur tentative
de pacification des campagnes, les Britanniques s'engagèrent
dans un vaste programme de déforestation afin d'interdire tout
refuge aux rebelles. Par exemple, Arthur Wellesly, dans ses campagnes
contre Pyche Raja, détruisit la forêt de Malabar sur une
bande d'un mille de part et d'autre de la route. C'est donc les Britanniques,
et non les brahmanes, qui gagnèrent la bataille décisive
contre les nomades, les tribus, les soldats et les forêts, qui
constituaient des modes de vie alternatifs dans la période pré-britannique.
Incidemment, c'est cette pluralité des sociétés
qui fut une raison majeure de l'échec de l'Islam à pénétrer
durablement dans le sous-continent. Il n'existait pas alors à
vaincre un seul ennemi clairement identifiable, mais différents
centres de pouvoir et modes de vie rivaux avec lesquels il fallait compter.
En dehors d'assurer
la défaite finale de tous les modes de vie alternatifs, les Britanniques
introduisirent d'autres changements qui facilitèrent la création
d'une société agraire colonisée, une société
qu'il leur serait plus facile de contrôler et de manipuler pour
accomplir leurs desseins. Il s'agissait en particulier de la mise en
place de réseaux d'irrigation et d'une augmentation des cultures
de rapport (en particulier le coton, l'indigo et le sucre) pour répondre
aux besoins du marché. La classe paysanne était ainsi
consolidée et élargie, et le cadre installé pour
l'émergence d'un système de castes plus rigide et hiérarchisé.
Les communautés
pastorales et tribales étaient intégrées dans la
société agraire en même temps que les castes d'agriculteurs
devenaient plus fermées et endogames, processus qui a été
bien documenté pour le cas de groupes de castes importants tels
que les Jats et les Rajputs. Pour accroître leur pouvoir militaire,
beaucoup de clans rajputs, par exemple, entretenaient des relations
matrimoniales avec des groupes armés de caste inférieure
tels que les Parsis d'Awadh. Néanmoins, tous devinrent endogames
vers le milieu du 19ème siècle.
Il faut répéter
que ce n'est qu'au 19ème siècle, avec la « pacification »
de larges territoires ruraux, que les règles brahmaniques d'organisation
sociale peuvent être déclarées comme devenues opérantes
à l'échelle de l'Inde entière. Jusque-là,
seuls des centres anciens comme Bénarès pouvaient être
considérés comme des bastions brahmaniques.
Système légal
Dans leur recherche
d'un appareil légal uniforme, les Britanniques se tournèrent
vers ces centres d'érudition brahmaniques, et c'est ainsi que
pour la première fois un système légal unifié,
supposé brahmanique, commença à être appliqué
dans l'Inde entière. Une autre partie de l'Inde traditionnelle
succomba alors devant l'assaut britannique. Les lois indiennes étaient
restées jusque là non-écrites, et cette mise en
code détruisit la flexibilité et la capacité d'adaptation
aux coutumes locales dont elles avaient témoigné plus
tôt. Le Manusmriti avait peut-être existé dans le
passé, mais il n'avait jamais eu l'ambition d'être appliqué
à l'ensemble de la société.
D'autres aspects du
système de castes, tel qu'il existait dans la période
pré-britannique, méritent d'être commentés.
Malgré la croyance répandue que la hiérarchie de
la société hindoue était clairement définie
et appliquée, seule dans la pratique la position des brahmanes
au sommet de l'échelle rituelle était relativement établie,
ainsi que celle des harijans en dernière position. Il y avait
entre ces deux extrêmes une certaine ambiguïté sur
le statut de plusieurs castes, ambiguïté qui était
acceptée par tous ceux qui étaient concernés. Ce
fait en soi introduisait une grande part de flexibilité dans
le système.
Malgré l'association
d'une caste avec une occupation, les membres d'un groupe de castes n'ont
jamais exercé un monopole exclusif sur une profession. Comme
l'ont remarqué certains sociologues éminents, toutes les
castes étaient traditionnellement engagées dans l'agriculture
en dehors de leur occupation héréditaire. Il existait
d'autres professions comme les militaires qui recevaient régulièrement
des adhérents de différentes castes. En fait, les chefs
de la plupart des bandes armées provenaient de castes paysannes
qui n'étaient pas kshatriya. Des castes puissantes exerçant
un quasi-monopole sur les activités violentes étaient
aussi présentes sur la scène indienne que les brahmanes
avec leur dominance rituelle dans les régions cultivées
du pays.
Beaucoup de villages,
par ailleurs, n'avaient pas de hiérarchie correspondant au système
commun à l'ensemble de l'Inde. Par exemple, il n'y avait souvent
dans le périmètre d'un village qu'une ou deux familles
appartenant à certaine caste d'artisan ou de service, telles
que les nais (barbiers), les telis (producteurs d'huile), les sonars
(orfèvres) ou même les baniyas (prêteurs sur gages).
Il n'y avait donc guère de raisons de classifier ces familles
dans la hiérarchie du village et partant de là de les
discriminer.
Les taux d'intérêt
usuraires que les baniyas des villages sont supposés avoir pratiqués
ne devinrent possibles que sous la loi britannique, dans la mesure ou
pour la première fois le terrain devenait un produit négociable.
C'étaient généralement les castes paysannes qui
étaient numériquement prépondérantes et
économiquement et politiquement dominantes à l'échelle
du village.
Liens économiques
Toutes les castes vivant
dans un village ou dans un groupe de villages voisins étaient
associées par des liens économiques et sociaux. Le système
Jajmani solidarisait les castes les plus élevées comme
les plus basses par un lien solide de dépendance mutuelle. M.N.
Srivanas a fait remarquer que, dans la période pré-britannique,
la terre étant plus abondante que les hommes, la première
préoccupation de la plupart des Jajmans était de « se
rallier et de conserver leurs partenaires locaux ». Cette
contrainte les obligeait à se montrer généreux
en matière de nourriture, de boisson et même de loyers
lorsque c'était nécessaire. Il ajoute que le climat tropical
rendait difficile un stockage prolongé des aliments et que ce
fait, combiné avec les « idées de la grande
tradition », encourageait la distribution des surplus.
De plus, tous les rites
réclamaient la participation de plusieurs castes. Il en allait
de même pour les festivals religieux, lors desquels même
les harijans avaient des devoirs importants à accomplir. Srinivas
a noté que les femmes Bhaksorin (harijans) aidaient les familles
Thakur lors des accouchements, et que les Bhangis (balayeurs) battaient
le tambour devant leurs maisons. Les brahmanes tiraient les horoscopes
des enfants Thakur nouveaux-nés, et le barbier du village répandait
la nouvelle et servait la nourriture lors de la célébration
qui s'ensuivait. Il a rapporté en outre qu'un paysan de Mysore
avait mentionné la présence de 18 castes lors d'un mariage.
Des non-brahmanes et
occasionnellement des harijans servaient en tant que prêtres dans
des temples dédiés à certaines déesses comme
Sitala, Mari et Kali, associées à la variole, à
la peste et au choléra. Toutes les castes, y compris les brahmanes,
envoyaient des offrandes à ces temples. C'est ainsi que les non-brahmanes,
eux aussi, pouvaient satisfaire certains besoins religieux d'autres
castes.
Liberté
En même temps
qu'une interaction et une coopération étroites au niveau
du village, les castes jouissaient d' un large degré de liberté
par rapport à leurs usages, leurs rites et leurs modes de vie
internes. Il n'y avait généralement pas d'intervention
de l'extérieur dans les affaires internes d'une caste, tous ses
problèmes relevant de la juridiction du conseil de caste. Le
panchayat [conseil] du village délibérait, quant à
lui, des questions concernant l'ensemble de la société
du village.
Une particularité
frappante du système de caste à l'époque pré-britannique
était son caractère purement local. Il n'existait pas
d'organisation horizontale à l'échelle de l'Inde entière.
Ceci étant, il ne pouvait être question de tyrannie généralisée
d'un quelconque groupe de castes, en particulier en ce qui concerne
les brahmanes, qui ne disposaient de toute façon pas de la force
politique et militaire pour asseoir leur volonté.
La loi britannique
a détruit le caractère local du système de castes.
Elle a mis fin à l'homogénéité des petits
groupes et des petits territoires et a encouragé l'organisation
des castes sur de vastes étendues. Ce fait est la cause majeure
des tensions et des rivalités que l'Inde a connues ces dernières
années.
La caste a été
assimilée à la théorie de la transgression. Ce
problème est suffisamment complexe pour mériter un traitement
distinct. Nous devons nous contenter de dire ici que, comme pour beaucoup
d'autres choses dans le système de castes, nous avons été
les victimes de la machine de propagande britannique.
Une certaine idée
de ce que cela implique nous vient de Mary Douglas, une anthropologue
renommée. Elle a écrit : « Je crois que les
idées sur la séparation, la purification, la démarcation
et la punition des transgressions ont pour principale fonction d'imposer
un système dans une pratique fondamentalement désordonnée.
Ce n'est qu'en exagérant les différences entre dedans
et dehors, dessus et dessous, mâle et femelle, pour et contre
qu'un semblant d'ordre peut être créé. »
Le rapport de la commission
Mandal se fondant sur une vue complètement déformée
du passé, il mérite d'être rejeté en totalité.
Aucune « amélioration » de ses recommandations
ne pourra corriger une perspective dénaturée.
Meenakshi
Jain
( L'auteur est un historien,
professeur à l'Université de Delhi )
Note :
[1] Mandal : La commission Mandal, créée
en 1978, a recommandé en 1980, dans son rapport, l'établissement
de quotas dans l'administration en faveur d'une liste de castes « arriérées »,
les OBC (Other Backward Classes), à distinguer des intouchables,
qui d'après le rapport représentaient à eux seuls
52% de la population. Le rapport Mandal préconisait de leur réserver
27% de postes administratifs. La réforme a été
finalement promulguée par le gouvernement non congressiste et
socialiste du parti Janata Dal de V. P. Singh en août 1990. Ces
autres classes défavorisées bénéficient
désormais, comme les Scheduled Castes (« classes répertoriées »)
et les Scheduled Tribes (« tribus répertoriées »),
de réservations et d'avantages dans les emplois publics et semi-publics
et d'admissions dans les institutions éducatives, dans une limite
de 27% des postes, limite imposée par la Cour Suprême pour
que le total des réservations ne concerne pas plus de 50% des
postes Cette décision politique, sous couvert de nobles intentions,
était destinée principalement à créer une
division de « classes » dans la société
hindoue. Elle élargit le fossé entre les basses castes
et les autres en privant notamment de débouché les jeunes
diplômés indiens n'appartenant pas aux basses castes, ceux-ci
devant céder leur place, afin que les quotas soient respectés
à des personnes appartenant aux basses castes même non
diplômées. En 1990, de nombreux jeunes étudiants
brahmines s'immolèrent par le feu en signe de protestation. Après
son accession au gouvernement, le B.J.P. réussit à neutraliser
les effets pervers des quotas et à réunifier la société
hindoue autour de ses valeurs fondamentales.
