
MAIS
QUE DIABLE ALLAIENT-ILS FAIRE
DANS CETTE GALÈRE ?
par Claude Arpi
Traduction de l'article
« What the hell were they doing in this galley
? »
Paru dans le journal indien « Rediff.com » en
mai 2002
La semaine dernière [1],
dans un attentat suicide, un terroriste lançait sa voiture piégée
contre un autobus quittant l'hôtel Sheraton de Karachi. Quatorze
personnes, parmi lesquelles 11 ingénieurs français travaillant
sur la base navale de Karachi, y laissèrent leurs vies et de
nombreuses autres furent blessées. Les Français travaillaient
pour la Marine pakistanaise à la construction d'un sous-marin
de type Agosta (bien plus performant que les sous-marins russes de la
Marine indienne) dont les pièces sont importées de France
et assemblées dans le chantier de constructions navales du Pakistan.
Ce crime haineux a
profondément bouleversé les Français, c'est en
effet la première fois depuis le 11 septembre que l'on s'en prend
directement à des ressortissants français.
Les media français,
tout comme le gouvernement français, ont immédiatement
soupçonné le réseau Al Qaïda. Aux yeux de
l'Occident, et aux yeux de la France en particulier, Al Qaïda est
un mot magique qui explique tous les maux. Le général
Jean-Pierre Kelche, chef du personnel des armées, a lui-même
déclaré que « il y a une possibilité non
négligeable » d'implication d'Ossama Ben Laden et de son
Al Qaïda. Somme toute, l'armée de l'air française
avait pris part aux bombardements de la zone de Tora Bora où
Ben Laden, il y a quelques mois, était alors censé se
cacher, une revanche du Saoudien paraissait donc logique.
Faisant suite au meurtre
du journaliste Daniel Pearl, correspondant du « Wall Street
Journal » pour l'Asie du Sud, et à l'explosion d'une
bombe dans l'église protestante d'une enclave diplomatique à
Islamabad, l'attentat suicide de Karachi a immédiatement été
perçu comme une nouvelle attaque contre la coalition occidentale
combattant le terrorisme. C'est une piste aujourd'hui plausible, toutefois
l'enquête prendra vraisemblablement plusieurs mois et ses résultats
seront probablement gardés secrets.
Ce crime meurtrier
soulève cependant d'autres questions de fond relatives, principalement,
à la politique étrangère et économique de
plusieurs pays occidentaux et de la France en particulier.
Il y a un personnage
de Molière [2], le célèbre dramaturge
français du 17ème siècle, qui passe son temps à
répéter, tout au long d'une pièce de théâtre,
« Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? »
(On peut prendre note du double sens du mot « galère »,
à la fois « bateau » et « guêpier »,
ces deux acceptions s'appliquant conjointement dans notre propos).
Il y a une question
que le nouveau gouvernement de Jacques Chirac qui a été
élu dans un grand sursaut de moralité avec 82% des suffrages
exprimés (à peu près autant que Musharraf lors
de son référendum bidon [3])
devrait se poser. L'électorat français a clairement indiqué
qu'il voulait un gouvernement intègre et moral garant de la sécurité
de tous les citoyens. Alors, que faisaient donc ces innocents ingénieurs
dans cette galère ?
Une autre question
: les pouvoirs occidentaux sont-ils sérieux quand ils déclarent
vouloir combattre le terrorisme ? Dans l'affirmative, pourquoi font-ils
alors alliance avec une nation qui abrite (et souvent même finance
ouvertement) des organisations fondamentalistes ? Question corollaire
mais peut-être encore plus vitale : pourquoi ne pas avoir rapatrié
les ingénieurs français alors que toutes les chancelleries
au Pakistan avaient réduit leur présence au plus strict
minimum ?
Alors qu'elle se rendait
sur le lieu de l'attentat à Karachi, la toute nouvelle ministre
de la Défense, Michèle Alliot-Marie, s'est empressée
de déclarer : « Si certains avaient pensé pouvoir
ainsi distendre les liens entre le Pakistan et la France, ils se sont
trompés ». Bien que cette déclaration puisse
être mise sur le compte du manque d'expérience, elle n'en
demeure pas moins surprenante. « Cette
attaque odieuse ne portera pas préjudice à la coopération
et l'amitié qui existent depuis de si nombreuses années.
Les accords en cours seront maintenus » a-t-elle ajouté.
Elle a mentionné en particulier l'accord de 1994 conclu du temps
du régime de Benazir Buttho [4] et relatif
à l'acquisition de trois sous-marins par la Marine pakistanaise.
Il ne fait aucun doute
que Mme Alliot-Marie n'avait que trois jours d'ancienneté comme
ministre de la Défense, mais avant son départ, on aurait
dû l'informer que la situation au Pakistan avait considérablement
changé depuis 1994 et que le contrat lui-même avait soulevé
de nombreuses controverses et des rumeurs de corruption (on prétendait
que le mari de Benazir Buttho, Asif Zardari, surnommé Mr 10%,
avait bénéficié des largesses françaises).
C'est François
Léotard, le ministre de la Défense d'alors, qui avait
signé le contrat de vente des trois sous-marins pour la somme
de 700 millions de dollars. Le premier de ces sous-marins (nommé
Khalid) a été construit en France, à Cherbourg
; le second est encore en chantier en France et le troisième,
celui sur lequel travaillaient les ingénieurs français,
devait être assemblé à Karachi avec un transfert
de technologie. Un aspect intéressant des à-côté
du contrat, c'est que le conseiller de François Léotard
de l'époque, Renaud Donnedieu de Vabres, a été
nommé ministre délégué aux Affaires Européennes
dans le nouveau gouvernement français.
En 1994, le Pakistan
était encore une démocratie et l'on peut comprendre que
la France désirait vendre ses technologies, mais la donne a changé
dans les huit dernières années. Il est donc pertinent
de se demander : que faisait le personnel français dans cette
galère ? Il ne faut pas aller chercher l'explication dans un
sentiment particulier de la France pour le Pakistan, non plus que dans
d'importants enjeux stratégiques dans la région.
C'est beaucoup plus
simple : il s'agit de pur « business ». Selon
un rapport présenté au Parlement français par le
ministre de la Défense, le Pakistan est le troisième plus
important client de la France, derrière Taïwan et l'Arabie
Saoudite. Entre 1991 et 1997 les ventes d'armes au Pakistan se sont
élevées à 1,5 billions de dollars. La France pouvait-elle
perdre un aussi bon client ? Cela ne valait-il pas de prendre quelques
risques ?
Mme Alliot-Marie savait-elle
qu'une semaine plus tôt, Musharraf, le dictateur militaire, avait
truqué un référendum pour obtenir un nouveau mandat
de cinq ans comme président « élu »
du Pakistan ? Mme Alliot-Marie n'avait sans doute pas eu le temps de
se mettre au courant de la situation intérieure au Pakistan,
mais de fait la France a emboîté le pas aux USA et a choisi
de fermer les yeux sur ce qui se passe dans la maison de son « allié ».
Chaque nation a sa
politique « nationale » dans la région.
La politique de la France semble se caler sur ses intérêts
économiques. Examinons cependant la chose de plus près
: nombreux étaient ceux qui savaient que le contrat de 1994 était
un miroir aux alouettes. Les hauts fonctionnaires du ministère
de la Défense (tout comme la Cour des Comptes) avaient signalé
que ce n'était pas une bonne affaire pour la simple raison qu'ils
savaient le Pakistan être sans le sou et que la France allait
devoir consentir un prêt à Islamabad pour régler
la facture. Ils estimaient la perte à environ 20% du montant
de la vente (soit 130 millions de dollars).
Mais les hommes politiques en décidèrent
autrement.
Par la suite, le fait
que le Pakistan soit devenu un état dévoyé n'a
pas été pris en compte. Les affaires sont les affaires
(ou des emplois comme le disent les hommes politiques). Il y a eu un
précédent avec la guerre de Kargil [5].
En plein conflit sur les sommets de Kargil, la France devait livrer
huit Mirages III au Pakistan. Au lieu d'user de son « amitié » avec
le Pakistan pour inciter Islamabad à suspendre ses opérations
sur le front, les autorités françaises tentèrent
de livrer furtivement les Mirages.
Malheureusement cette tentative s'ébruita
et la presse indienne et française étalèrent l'affaire
au grand jour. La France ne put que consentir, de mauvais gré,
à repousser la livraison de ses avions et le porte-parole du
ministre français des Affaires Etrangères souligna que
la France n'appliquait pas d'embargo vis-à-vis du Pakistan ni
de sa voisine l'Inde « avec laquelle il s'est brouillé
dans cette crise ».
Cette évaluation de la situation
est typiquement celle d'un pays occidental dont les intérêts
économiques sont en jeu. Alors qu'il y avait une guerre caractérisée
au cours de laquelle des milliers de gens périrent, une guerre
déclenchée sans aucune équivoque par le Pakistan
(sous la férule d'un certain Musharraf qui n'avait pas pris la
peine d'informer son Premier Ministre), le ministère français
des Affaires Etrangères pensait que ces deux pays étaient
seulement « brouillés ».
Sans nommer le Pakistan,
la France s'est contentée d'appeler à l'arrêt des
intrusions de groupes armés traversant la frontière existante.
Le ministre français des Affaires Etrangères, Hubert Vedrine,
a passé un coup de fil à son homologue pakistanais, Sataj
Aziz, pour lui demander de « faire les gestes nécessaires »
à la reprise du dialogue avec l'Inde et permettre ainsi la livraison
des Mirages.
De manière analogue,
Mme Alliot-Marie prétend aujourd'hui que tout va bien au Pakistan
et que l'amitié peut continuer de prospérer.
Autre point : la pensée
simpliste qui attribue tous les maux à Al Qaïda (dont la
base est en Afghanistan) ne résiste pas à une confrontation
avec les données du terrain. En effet de nombreuses autres organisations
islamiques ont existé et continuent d'exister au Pakistan. Ces
groupes, qui s'acharnent contre la liberté de pensée,
valeur fondatrice des démocraties occidentales, sont tout aussi
redoutables qu' Al Qaïda et étendent leurs ramifications
d'Afghanistan au Cachemire . « Guerre sainte »
ou « jihad » est leur devise. Bien que jusqu'à
présent ces organisations n'aient pas attaqué les intérêts
occidentaux à l'instar d'Al Qaïda, cela fait des années
que le terrorisme frappe en Asie du Sud. Mais qui, à l'Ouest,
prêtait quelque attention à l'Afghanistan ou au Cachemire
tant que l'Europe ou les USA étaient en sécurité
?
Cela fait des années
que le Pakistan a plusieurs Ben Laden avec leurs réseaux extrêmement
actifs dans la région. Après la déclaration de
Musharraf en janvier [6], la France a préféré
penser, comme la plupart des pays occidentaux, que le général,
tout dictateur qu'il est, ferait de son mieux pour contrôler les
groupes islamiques. C'est plus propice aux affaires.
Il se peut que les
plus fins analystes avaient estimé que dans tous les cas, tant
que les Français collaboraient à la défense du
Pakistan, l' « amitié » n'était pas en
danger et que par conséquent les personnes ou organismes travaillant
à la défense ne risquaient rien. Leur raisonnement était
sans doute le suivant : les organisations terroristes doivent leur existence
et leur subsistance à l'armée pakistanaise et plus particulièrement
à l'ISI ; conclusion logique : les mujahidins ou les autres groupes
islamiques ne mordront jamais la main qui les nourrit.
C'était logique
et ce fut vrai jusqu'à peu : au Pakistan, les principales cibles
étrangères étaient des civils et les terroristes
circonscrivaient leurs objectifs militaires à l'inde et plus
particulièrement au Cachemire.
Mais la France, comme les autres nations
occidentales, n'a pas encore compris qu'une nation ou organisation qui
sème la terreur engendre toujours de petits (ou de gros) génies
contrôlables pendant un certain temps mais pouvant toujours, un
beau matin, s'échapper de la bouteille et agir à leur
guise. C'était vrai hier pour l'ayatollah Khomeini en Iran et
aujourd'hui pour Ben Laden et les talibans en Afghanistan. Créés
par l'Occident, ils se sont retournés contre l'Occident quand
leur sponsor n'a plus eu besoin d'eux.
Un phénomène
analogue s'est produit au Pakistan qui a créé non seulement
les talibans mais aussi toutes sortes de groupes fondamentalistes qui
mènent depuis 12 ans la jihad au Cachemire et ailleurs. Qui va
renfermer ces génies dans leurs bouteilles ?
Deux génies
notoires réputés pour leurs actions haineuses ont pour
noms Jaish-e-Mohammed et Lashkar-e-Tayiba. Ils ont commis kidnappings,
détournements et attentats suicides. Ils ont opéré
en connivence avec les services secrets militaires pakistanais et il
est tout à fait possible qu'un groupuscule échappant au
contrôle de ces principaux groupes ait décidé de
s'en prendre à la présence française au Pakistan.
À ce point,
la question est : pourquoi la France entretient-elle des relations aussi
étroites avec une nation impliquée dans le terrorisme
et pourquoi ne s'est-elle pas rendu compte plus tôt qu'elle envoyait
ses ressortissants dans la galère ?
À ce propos, il est
important de signaler que les syndicats du chantier de constructions
navales de Cherbourg, le centre nerveux du projet Agosta, avaient exprimé
leurs réserves quant à l'envoi de personnel français
au Pakistan. En fait, peu après le 11 septembre tout le personnel
avait été rapatrié, en octobre cependant une équipe
de la direction du chantier de constructions navales s'était
rendu à Karachi et avait estimé la situation satisfaisante.
Un mois plus tard le premier lot d'ingénieurs français
était envoyé à Karachi, suivi d'un deuxième
lot en décembre.
Le personnel français
était censé être en contact permanent avec l'Ambassade
de France qui leur donna une seule consigne : celle de changer quotidiennement
leur itinéraire pour se rendre au chantier de constructions navales.
Il est clair que ce ne fut pas suffisant.
Les syndicats avaient
posé une autre question : pourquoi transférer les technologies
les plus en pointe dans des pays considérés comme des
dictatures militaires ? Là encore, le chantier de constructions
navales et le gouvernement présentent une mauvaise excuse : cela
crée de l'emploi à Cherbourg.
La question centrale
demeure cependant sans réponse : mais que diable allaient-ils
faire dans cette galère ?
On peut seulement espérer
que la France, dans les mois à venir, adoptera une politique
plus équilibrée et plus avisée en Asie du Sud et
qu'elle se rendra compte que c'est avec l'Inde qu'elle peut établir
une réelle amitié parce que l'Inde partage les mêmes
valeurs démocratiques et humaines.
Les nominations respectives
de Kanwal Sibal, francophile parlant parfaitement le français,
comme futur Secrétaire aux Affaires Etrangères et de Dominique
de Villepin (qui a été deux fois en poste à Delhi)
comme nouveau ministre des Affaires Etrangères seront sans doute,
pour Paris, l'occasion d'inaugurer une politique nouvelle et plus équilibrée
en Asie du Sud et de développer sur des bases saines un partenariat
avec l'Inde. L'exercice naval indo-français en cours est un pas
dans cette direction.
Post-scriptum. Un autre
fait inquiétant a été mis en lumière : à
Cherbourg, la formation des Pakistanais, dans le cadre du projet Agosta,
avait lieu dans un immeuble divisé en deux par un mur. D'un côté
du mur, des ingénieurs français conduisaient des recherches
des plus sensibles sur la mise au point du prototype d'un tout nouveau
sous-marin nucléaire, pendant ce temps, de l'autre côté
du mur, les Pakistanais s'initiaient, dans un atelier nommé «
Khattak », au fonctionnement du sous-marin Agosta. Espérons
une seule chose : que le mur n'était pas trop poreux.
Claude
Arpi
(Français, Claude Arpi vit en Inde depuis plus de 29 ans. Il
est l'auteur de l'excellent ouvrage Tibet,
le pays sacrifié publié aux éditions Calmann-Lévy
en 2000, préfacé par le Dalaï Lama avec qui il entretient
une longue amitié. Il est également l'auteur de deux autres
livres : La politique française de Nehru 1947-1954 et
Long and dark shall be the night : the Karma of Tibet.
Claude Arpi est non seulement un spécialiste du Tibet mais aussi
des relations sino-indiennes et indo-pakistanaises. Actuellement il
termine un nouveau livre sur le Cachemire.
Claude Arpi écrit aussi régulièrement des articles
pour Rediff.com, le permier portail indien d'infor-mations et le journal
indien The Pioneer.
E-mail : claude@auroville.org.in
ou tibpav@satyam.net.in)
Notes :
[1] Le 8 mai 2002
[2] Géronte, dans « Les Fourberies
de Scapin », acte II scène 7.
[3] Le 30 avril 2002 le Général dictateur
du Pakistan organisait un référendum demandant aux Pakistanais
de se prononcer sur son maintien ou non au pouvoir pendant cinq années
supplémentaires. Ce référendum fut marqué
par une très faible participation (10%) et une fraude massive
qui permit au « oui » de l'emporter à 99%.
[4] Qui a pourtant parrainé le mouvement
taliban.
[5] Au printemps 1999, Pervez Musharraf, sans en
avertir le Premier ministre de l'époque Nawaz Sharif, organisait
et supervisait l'opération militaire de Kargil dans le Cachemire
indien. L'armée pakistanaise et un fort contingent de combattants
islamistes s'infiltraient en Inde et prenaient possession des hauteurs
de Kargil. L'armée indienne réagit fortement et repoussa
les assaillants. Mais Bill Clinton dût faire pression sur Nawaz
Sharrif pour que le Pakistan cesse totalement le combat et que ce conflit
ne dégénère en une guerre générale
entre l'Inde et le Pakistan. Cette déroute de l'armée
pakistanaise et cette capitulation humiliante devait coûter le
pouvoir à Nawaz Sharif. En octobre 1999, à la faveur d'un
coup d'Etat, Musharraf s'emparait du pouvoir.
[6] Dans un discours à la nation pakistanaise
le 12 janvier 2002, jugé historique par nombre d'observateurs
étrangers, le Général dictateur s'engageait à
éliminer les organisations terroristes pakistanaises et à
stopper les infiltrations de jihadis émanant du Pakistan vers
l'Inde. Tous les terroristes arrêtés dans les jours qui
suivirent ce discours furent relâchés quelques semaines
plus tard. Et les infiltrations de jihadis vers l'Inde n'ont jamais
cessé, comme l'ont montré les attaques régulières
contre des pélerins hindous au Cachemire et le terrible massacre
de Kaluchak, le 14 mai, où une quarantaine de personnes trouvèrent
la morts. Principalement des femmes et des enfants.
