L'INDE OU LE SYNDROME DE « BOLLY WORLD »
Paru dans le journal Les Échos le 02/01/06
Le scénario
n'a de sucré que le nom, « Bolly World ».
Ce film imaginé par des économistes de haut vol pour décrire
l'un des destins possibles de l'Inde d'ici à... 2025 fait, certes,
référence à Bollywood. Mais plus qu'un divertissement,
il s'agit bel et bien d'une mise en garde contre toute euphorie. Il
y a, bien sûr, comme dans les mélos produits à la
chaîne par le Hollywood indien, un héros le pays
de Gandhi et de Nehru de plus d'un milliard d'habitants , une
héroïne les investisseurs étrangers ,
un méchant dénué de toute vision et des amis, les
pays en développement. Le film commence sur une note brillante.
La croissance actuelle, déjà flatteuse puisqu'elle dépasse
8 % en rythme annuel, s'accélère pour atteindre 10 % :
enfin mieux que la Chine ! Les tensions sociales
et politiques montent, les investisseurs sont déçus par
un pays qui n'a pas tenu ses promesses réformistes et s'en détournent
pour des bras plus séduisants dont l'Europe élargie.
Arrive 2015. Le chômage augmente et les déséquilibres
s'aggravent. Dangereusement. L'histoire ne dit pas si, à l'horizon
de 2025, l'Inde aura tiré les leçons de ses mésaventures
et, reprenant le fil de réformes plus équilibrées,
aura retrouvé ses attraits. Devant les participants du récent sommet organisé à New Delhi par le World Economic Forum, le ministre des Finances, Palianiappan Chidambaram, en est indirectement convenu : « Il y a quelques années, une croissance de 8 % tenait des rêves les plus fous. » Désormais, elle n'impressionne plus personne et le « nouveau paradigme » est désormais de la porter à 10 % de façon durable. Un objectif qui laisse sceptique plus d'un économiste. Certes, le pays ne dépend plus uniquement des incartades de la mousson. Mais accélérer le pas de la croissance et de la lutte contre la pauvreté exige une progression annuelle de 3,5 % à 4 % de l'agriculture. Des chiffres qui donnent une faible idée des progrès à réaliser en termes d'irrigation, mais aussi de santé ou d'éducation dans un pays aussi célèbre pour la qualité de ses universités et de ses scientifiques que pour l'illettrisme et la malaria qui continue de le ravager. Certes, les mentalités
évoluent avec l'ouverture sur un monde globalisé, la modernisation
de la fiscalité comme l'introduction de la TVA, l'émergence
de vraies multinationales et de brillants pôles de recherche.
La dernière étude d'AT Kearney le confirme, qui sacre
l'Inde comme le deuxième pays le plus prisé au monde par
les investisseurs après la Chine. Mais comment concilier les
vertes pelouses d'Infosys à Bangalore et la déshérence
de la majorité de la population du Bihar, le plus pauvre des
États de la fédération indienne ? La première réponse semble d'une simplicité bollywoodienne : moderniser les infrastructures. Leitmotiv des politiques comme des hommes d'affaires indiens ou étrangers, la nécessité de rattraper le retard accumulé en matière de routes, de ports et d'aéroports, l'urgence de réduire les goulets d'étranglement énergétiques, qui privent encore parfois les industriels d'une électricité vitale, ne se décrètent pourtant pas. Elles se financent. Le secteur privé n'y suffira pas. Célèbre pour son expertise à réduire des déficits publics qui tournent autour du 10 % du PIB, le Premier ministre est confronté à un dilemme : ou il tient ses promesses sociales de lutte contre la pauvreté ou il tient ses promesses financières. Un choix redoutable quand 10 millions d'emplois doivent être créés chaque année rien que pour absorber les jeunes arrivant sur le marché du travail. D'autant plus redoutable que le Parti communiste, dont dépend la survie de la coalition en place, veille farouchement à la sauvegarde d'acquis dénoncés par le monde des affaires, au premier rang desquels les rigidités du monde du travail. Pour faire oublier le retard qu'ont pris les réformes et les privatisations, sujets de débats houleux, le Premier ministre appelle les milieux d'affaires indiens à mieux « saisir les opportunités » de l'ouverture industrielle et commerciale du pays. Ce à quoi ils répliquent qu'ils tiennent à bout de bras l'essor de l'Inde. Les investisseurs étrangers les renvoient dos à dos, dénonçant une bureaucratie tatillonne voire corrompue, mais aussi la fragilité de l'actionnariat de certaines étoiles montantes du secteur privé. En l'absence d'investisseurs institutionnels, les Indiens ne disposent d'aucune soupape de sécurité en cas de retrait brutal des fonds étrangers, qui représentent parfois jusque 75 % de leur capital. On en est heureusement loin. Au fil des décennies qui ont suivi les temps troublés de l'indépendance et de la partition, les dirigeants indiens ont su ancrer l'idée même d'État et de démocratie dans une population pourtant régie par un système social complexe. Dotée d'institutions stables, l'Inde semble aujourd'hui plus à même d'affronter les défis de la mondialisation et des chocs extérieurs tel celui de l'envol des prix du pétrole. Au point d'afficher sa volonté de changer le monde comme la Chine est parvenue à la faire durant la dernière décennie. Elle en a les moyens. Trouvera-t-elle le chemin d'y parvenir de façon équilibrée ? À court terme, la réponse est politique tant la coalition au pouvoir paraît fragile. À plus long terme, elle dépend de la capacité des Indiens à capitaliser sur leur impressionnant esprit d'entreprise [1]. Sans se laisser griser par des succès qui restent à conforter. Françoise
Crouïgneau
© Les Échos
(Françoise Crouïgneau est rédactrice en chef International des « Échos ». fcrouigneau@lesechos.fr)
Note : [1] La réponse nest pas seulement dun
ordre économique ou de politique interne. Elle dépend
aussi de la détermination quauront les dirigeants indiens
à mettre un terme à plusieurs conflits qui menacent son
unité et son intégrité territoriale, et qui pourraient
faire fuir les investisseurs étrangers : séparatisme musulman
au Jammu-Cachemire,
terrorisme islamique dans tout le pays, guérillas séparatistes
dans le Nord-Est
et rébellion maoïste des naxalites
(note de Jaïa Bharati).
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