
LE
NATIONALISME HINDOU DANS LA
POLITIQUE ACTUELLE DE L'INDE
par
Dr.
Koenraad Elst
Article
paru dans
La Revue de l'Inde N°1
octobre / décembre 2005
1. LE PAYSAGE POLITIQUE
Depuis les élections
du printemps de 2004, lInde est de nouveau gouvernée par
le Parti du Congrès. Pourtant, ce nest plus du tout le
parti naturellement prédisposé à former le gouvernement,
constamment très majoritaire au Parlement, comme il lavait
été presque sans interruption depuis lépoque
de Jawaharlal Nehru (1947-64) jusquà la fin du gouvernement
de Narasimha Rao (1991-96). Maintenant, le parti est réduit à
146 sièges sur un total de 545, et doit fonctionner au sein dune
coalition comprenant des partis socialistes et régionalistes.
Cette coalition ne dispose même pas d'une majorité absolue
et dépend du soutien des partis communistes, qui dans leur ensemble
sont plus forts que jamais avec 60 sièges. Renvoyé dans
lopposition, le Bhâratîya Janatâ Party (BJP)
avec 136 sièges a réussi à garder ensemble son
ancienne coalition de gouvernement (1998-2004), l« Alliance
Nationale Démocratique » (NDA) comprenant des partis
hindous, sikhs et régionalistes divers.
Comme par le passé,
la politique indienne est marquée surtout par deux axes de controverse
: entre socialisme néhrouvien et libéralisation ;
et entre ce qui se décrit comme laïcisme et ce qui est décrit
pas ses adversaires comme communautarisme. Tandis que le deuxième
antagonisme oppose surtout le bloc autour du BJP à lensemble
des autres partis, le premier divise surtout le bloc gouvernemental.
On peut y discerner une tension entre le libéralisme du Premier
Ministre Manmohan Singh, pionnier des libéralisations en tant
que ministre des Finance sous Narasimha Rao, et un gauchisme ravivé.
En effet, encouragé
par l'attribution du prix Nobel à léconomiste indien
Amartya Sen, la gauche indienne et internationale
cultive limpression que le pendule revire du néolibéralisme
vers un socialisme renouvelé, et que lInde même peut
servir comme pays-phare de cette nouvelle gauche altermondialiste. Pourtant,
au niveau de la politique réelle, limpact de la gauche
ne se traduit quen des mesures populistes, des cadeaux matériels
pour telle communauté paysanne, ou tel syndicat ouvrier. Cela
peut freiner un peu lélan de la libéralisation sans
vraiment la renverser. Pour apaiser la gauche, le Parti du Congrès
lui laisse donc libre jeu dans le secteur culturel : nominations
de ses candidats aux postes universitaires, efforts de réécrire
les livres scolaires dhistoire dans le sens idéologique
préféré.
2. VIOLENCES ETHNO-RELIGIEUSES
Quand
on parle de lInde, le public occidental pensera dabord aux
hostilités hindou-musulmanes. Cette association fait tort à
lInde, qui en général présente en général
un modèle remarquable de coexistence paisible entre communautés
diverses. Bien entendu, il nest pas question d'occulter la présence
de certains problèmes avec des groupes extrémistes qui
rejettent cette coexistence et aspirent à la création
dentités politiques plus homogènes (après
« nettoyage » des minorités non désirées
de la région, réussi dans le cas des hindous de Cachemire
expulsés en 1990 [1])
du point de vue ethnique ou religieux.
La
forme la plus pernicieuse des conflits communautaires, cest sans
doute le terrorisme. On songera dabord au terrorisme islamiste,
surtout au Cachemire, qui depuis une dizaine dannées nest
déjà plus le fait de musulmans locaux mais de volontaires
internationaux (arabes, afghans, parfois même occidentaux)
entraînés et envoyés par le service secret pakistanais
Inter-Services Intelligence (ISI).
Cest ce quon appelle la « guerre par procuration »
infligée à lInde par le Pakistan, qui est trop faible
pour risquer une guerre conventionnelle, mais reste néanmoins
acharné à saigner lInde par dautres moyens.
Pendant la demi année
qui a suivi l'attaque du 11 septembre 2001 contre les États-Unis,
on a noté des attentats spectaculaires en Inde, contre le parlement
régional du Cachemire à Srinagar, et même contre
le parlement national à Delhi. Pourtant, lintensité
de cette campagne-là a diminué considérablement
depuis lors. Cela nest pas le fruit des actions antiterroristes
des autorités indiennes, mais des contraintes que la coopération
officielle du Pakistan avec les États-Unis dans la « guerre
contre la terreur » impose, et plus récemment aussi
de la préférence des moudjahédîn internationaux
pour la lutte en Iraq, où ils peuvent combattre le Grand Satan
en personne.
Dautres phénomènes
de lutte armée en Inde sont beaucoup moins connus dans le monde.
Dabord, une guérilla communiste vient de s'installer dans
les champs et les forêts de lInde centrale et septentrionale,
liée aux maoïstes népalais. Depuis quarante ans déjà,
ce mouvement, appelé naxalisme daprès son premier
attentat dans le village bengalais de Naxalbari, contrôle des
parties isolées du Bihar et de lAndhra Pradesh, parfois
reculant, mais récemment en pleine expansion. Il attaque les
symboles dautorité et parvient à extorquer des « impôts
révolutionnaires », souvent profitant du laxisme des
gouvernements provinciaux chargés du maintien de lordre.
Plus difficile encore
à expliquer en Occident : les mouvements armés chrétiens,
principalement des milices séparatistes dans les régions
christianisées du Nord-Est. On beaucoup a parlé, dans
les médias internationaux, du meurtre du missionnaire protestant
australien Graham Staines et ses deux fils dans un village tribal dOrissa
en 1999, par un militant hindou. Mais le public napprend que rarement
que le nombre de non chrétiens tués par des militants
chrétiens est nettement plus élevé que le contraire.
Par exemple, en 2001 des militants séparatistes du Tripura, un
État à moitié christianisé, ont enlevé
quatre activistes hindous dont les corps décapités ne
furent retrouvés quun an plus tard. Autre exemple : une
tribu qui refuse la conversion, les Riang, a été expulsé
de ses villages et de létat de Mizoram par la force.
Dans tout le Nord-Est,
on note en même temps une montée de la tension entre la
population locale, tant chrétienne que bouddhiste et hindoue,
et les colons musulmans en provenance du Bangladesh. Par exemple, le
« Conseil Nationale Socialiste de Nagalim » (chrétien)
a décrété la peine de mort pour les musulmans qui
se marient avec des jeunes filles du peuple naga. Pourtant, à
condition quelles nouvrent pas des hostilités armées
avec les immigrés musulmans, toutes les milices censées
capables de nuir à lÉtat indien reçoivent
de laide matérielle et logistique de lISI à
travers le Bangladesh, où elles ont des bases et des camps dentraînement.
Cest dans le Nord-Est plutôt quau Cachemire que lautorité
du gouvernement indien sera mis à lépreuve dans
les années à venir.
À part la lutte
armée et les attentats terroristes prémédités,
il existe une autre forme de violence à motif religieux assez
connue dans lInde coloniale, puis indépendante : les émeutes
de rue plus ou moins spontanées. Pourtant, depuis janvier 1993,
on a constaté un armistice remarquablement stable sur ce front-là.
Les années précédentes, les confrontations hindou-musulmanes
faisaient des centaines ou même des milliers de morts chaque année.
Le tournant a eu lieu, paradoxalement, le 6 décembre
1992, avec la démolition de la mosquée controversée
de Bâbar, à Ayodhya, bâtie sur les ruines dun
temple voué à Râma, le héro divinisé
du Râmâyana [2].
Il semble que léruption de violence à léchelle
nationale dans les semaines qui suivirent cet événement
dramatique, eut un effet cathartique sur la psyché nationale.
La seule exception
de taille est la vague de violences intercommunautaires survenue au
Gujarât en mars 2002. Un train transportant notamment des pèlerins
hindous revenant de la ville dAyodhya fut attaqué par une
foule musulmane, puis le wagon des femmes (les trains en Inde ont normalement
un wagon séparé pour les femmes voyageant sans accompagnement
masculin) a été mis à feu, tuant 57 personnes [dont
45 enfants]. Par la suite, des émeutes ont secoué les
villes du Gujarât et il a fallu dune intervention de larmée
pour normaliser la situation. Le bilan officiel est de 1044 morts dont
254 hindous et 790 musulmans (et non « plus de 2000 »,
moins encore le « génocide » dont a fait
état une certaine propagande prise pour argent comptant par les
médias internationaux). Il faut pourtant remarquer que la vengeance
des hindous est restée limité à une seule province.
En plus, il faut apprécier
leur patience vis-à-vis des provocations répétées.
La plupart des attentats visant spécifiquement des hindous au
Cachemire et ailleurs na jamais provoqué de représailles
par la population hindoue de la région concernée contre
ses voisins musulmans. Au Gujarât même, il y a une longue
histoire de petits actes de rosserie pour chasser gentiment les hindous
des quartiers daffaires dAhmedabad et dautres villes,
souvent planifiés en détail par des mafias basées
dans les Émirats Arabes. Mais il fallait attendre loutrage
de Godhra pour que les hindous réagissent à une échelle
comparable. Et quand des islamistes tuèrent 35 hindous dans lattentat
contre le temple Akshardham à Gandhinagar en septembre 2002,
les hindous du Gujarât avaient retrouvé leur contrôle
de soi. De même, après lattentat contre une manifestation
électorale du BJP à Coimbatore en 1998. Plus de 40 militants
du parti furent tués, leur leader L.K. Advani néchappait
à la mort que grâce au retard de son avion. Mais il ny
a pas eu de réaction violente sérieuse contre les citoyens
musulmans. Les manifestations dindignation hindoue après
lattentat islamiste contre le site controversé à
Ayodhya le 5 juillet 2005 sont également restées non violentes.
Du côté
musulman aussi, des tendances positives sont à noter. Après
la démolition de la mosquée de Bâbar, les leaders
jusquau-boutistes se trouvaient discrédités et isolés.
Les musulmans ordinaires se sont tournés vers des activités
plus constructives pour améliorer leur situation. Au Cachemire
et ailleurs, ils ont fini par rejeter les tentatives pakistanaises de
les employer dans la « guerre par procuration ». Quant au
terrorisme international, on a remarqué labsence totale
des musulmans indiens sur les champs de bataille afghans, irakiens et
autres.
3. QUEST-IL ADVENU DE LENGAGEMENT
HINDOU DU BJP ?
Après six ans au pouvoir à
New-Delhi, le Bhâratîya Janatâ Party (Parti Populaire
Indien) a perdu les élections de 2004, et essaie de se reconstituer
dans lopposition. Son problème principal est quil
a perdu beaucoup de sa crédibilité parmi ses propres électeurs.
Au gouvernement, le BJP a conduit le pays vers une expansion économique
historique, mais il na pas tenu une seule de ses promesses en
ce qui concernait les revendications spécifiquement hindoues.
Pourtant, du point de vue de ses militants, cela avait assez bien commencé
avec la surprise des tests nucléaires en 1998, applaudis comme
geste osé de fierté nationale. Mais le parti qui avait
le courage de jeter un tel défi à la Chine, au Pakistan
et aux États-Unis, a eu peur de changer même une virgule
au « consensus laïciste » en Inde même.
Pendant ses décennies
dans lopposition, le BJP avait promis dabolir larticle
370 de la Constitution qui donne un statut spécial au Cachemire
(et qui, de fait, encourage le séparatisme), de bâtir le
temple de Râma à Ayodhya, et dintroduire un Code
Civil uniforme remplaçant le système actuel de lois différant
selon la religion des citoyens (avec par exemple le droit à la
polygamie pour les seuls musulmans ou un droit très restreint
au divorce pour les chrétiens). On peut comprendre quavec
une majorité parlementaire trop juste et partagée avec
des alliés souvent peu idéologisés, le BJP ait
jugé ces projets trop risqués dans la prerspective du
rejet musulman de telles réformes.
Pourtant, il aurait
pu faire quelques pas dans la bonne direction. Par exemple, puisque
la Cour Suprême a confirmé une nouvelle fois linjonction
constitutionnelle dintroduire un Code Civil uniforme, le parti
aurait pu provoquer un vote au parlement pour forcer tous les autres
partis à dire clairement sils étaient favorables
au système communautariste actuel ou, au contraire, au système
proprement laïciste dun Code Civil qui sapplique à
tous les citoyens sans tenir compte de leur appartenance religieuse.
Cela aurait ouvert le débat sur la signification précise
du terme laïcisme (« secularism »), actuellement
utilisé de façon assez confuse en Inde, parfois même
dans un sens diamétralement opposé à sa signification
européenne. Ainsi, la proscription du livre Les Verset Sataniques
de Salman Rushdie, en septembre 1988, fut justifiée comme un
acte de « laïcisme proactif », notamment
parce quelle visait à empêcher des émeutes
communautaires. Censurer les publications critiquant ou raillant les
religions, même quand cela peut paraître justifiable, nous
semblera bien le contraire dun acte de laïcisme, mais en
Inde ce mot a changé de sens. Lusage indien se rapproche
plutôt du concept occidental de « multiculturalisme »,
qui à son tour est souvent soupçonné de nêtre
quun synonyme plus à la mode de « communautarisme ».
Par ailleurs, le BJP
aurait pu mettre en mouvement des réformes moins ambitieuses
mais plus concrètement utiles pour la société hindoue,
à commencer par la réhabilitation des réfugiés
hindous au Cachemire. Le plus important serait probablement la restitution
des temples et institutions religieuses hindous aux communautés
locales. En effet, tandis que les églises et les mosquées,
tout comme les écoles chrétiennes et islamiques, sont
préservées contre lexpropriation par lÉtat,
beaucoup décoles hindoues et de temples se trouvent nationalisés.
Les gouvernements provinciaux semparent des écoles prestigieuses
et des temples lucratifs et les détournent de leurs objectifs
spécifiquement hindous. Largent des donateurs hindous est
utilisé à des fins laïques (sil ne disparaît
pas simplement dans les poches des politiciens) ou même versé
dans les coffres des institutions chrétiennes et islamiques.
Ainsi, tout un complexe de discriminations en faveur des minorités
a été établi sur quelques lois qui sont à
première vue anti-discriminatoires, et surtout sur larticle
30 de la Constitution, qui garantit la non discrimination envers les
institutions des minorités, sans rien dire sur les droits de
la majorité.
Dans cette situation,
il ny aurait probablement pas besoin de changer ces articles législatifs,
mais seulement dy imposer une interprétation plus inclusive,
ou de la faire imposer par la Cour Suprême. En effet, la garantie
du droit à lautonomie communautaire dans les institutions
des minorités nimplique pas forcément que cette
garantie soit niée à la majorité hindoue, bien
que depuis des décennies, les gouvernements centraux et provinciaux
laient interprétée dans ce sens. Et même si
la Cour Suprême décidait que la loi refuse à la
majorité les garanties accordées aux minorités,
la loi ne ferait que « permettre » aux gouvernements
de nationaliser les institutions hindoues, mais ne les forcerait pas
à le faire et, dans les faits, leur laisserait toujours loption
de renoncer à ces nationalisations, voire même de les annuler.
Le gouvernement BJP avait donc lautorité discrétionnaire
de prendre des initiatives concrètes à cet effet. En réalité,
il était au contraire complètement occupé à
prouver son « laïcisme » en refusant de faire
quoi que ce soit qui aurait pu donner limpression dun part
pris pro-hindou.
Si le BJP a perdu les
élections de 2004, ce nest pas parce que « lélectorat
indien a rejeté le communautarisme hindou », comme
la annoncé la presse internationale. Cest plutôt
parce que beaucoup délecteurs sont restés chez eux
au lieu daller choisir entre un BJP et un Parti du Congrès
qui ne différaient plus visiblement, et parce que les militants
des organisations de base hindoues étaient peu motivés
à mener campagne pour un parti censé avoir trahi ses engagements
fondamentaux.
4. NOUVELLES ORIENTATIONS
En traitant du nationalisme
hindou, Nous navons pas pu éviter de prêter une attention
toute particulère aux relations hindou-musulmanes, souvent problématiques.
Pourtant, il faut constater quau sein des milieux nationalistes
hindous, le « problème islamique » a perdu
de cette urgence quil semblait avoir tout le long du XXème
siècle. À présent, nombreux sont ceux du camp hindou
qui craignent moins limpact de lislam que la pénétration
économique, culturelle et religieuse des États-Unis. Ce
déplacement de la sollicitude hindoue est une conséquence
logique de lévolution des données de base.
Depuis la « Dotcom Revolution »
(la « révolution point-com ») et lessor
que lInde a pris dans les technologies de pointe, et grâce
aussi à son statut nouvellement acquis de puissance nucléaire,
lInde se mesure avec les grandes puissances : les États-Unis,
la Chine et (peut-être) lUnion Européenne. Imaginer
lInde et le Pakistan comme des surs querelleuses, comme
le font encore les médias, est devenu un anachronisme. Les hindous
conscients de leurs récents succès, voient plus lislam
comme un problème pour les musulmans eux-mêmes que pour
les autres. Ils observent comment les pétromonarchies ultra riches,
source du financement des mouvements islamistes, ne fonctionnent que
grâce à la main-duvre (tant intellectuelle
que physique) étrangère, et quils nutilisent
pas leurs fabuleux moyens pour créer une industrie de pointe
ou des centres de recherche. Les musulmans indigènes de Malaisie
nauraient acquis la prospérité quen redistribuant
la richesse produite par les minorités chinoise et indienne.
Ils constatent l'écart croissant entre létat failli
du Pakistan, autoritaire et obscurantiste, et leur propre pays, démocratique
et en plein essor.
Dans ce contexte, il
est normal que lattention des activistes hindous se réoriente
vers la compétition économique, politique et culturelle
avec lAmérique et la Chine. Ils se libèrent ainsi
peu à peu de leur obsession historique, dessence littéralement
médiévale, pour ladversaire islamique.
Dr. Koenraad Elst
© La
Revue de l'Inde
(Lauteur,
né à Louvain en 1959, est licencié en Sinologie,
Indologie et Philosophie et docteur en Indologie. Depuis 1988, il séjourne
fréquemment en Inde. Il a écrit une vingtaine de livres
en anglais et en néerlandais sur lInde, lIslam et
dautres sujets orientalistes.)
Notes :
[1] Voir l'article de Kanchan Gupta : « 19/01/90
: Les Pandits du Cachemire fuient la terreur islamique »
[2] Lire sur le sujet l'article « Toute
la vérité sur l'affaire d'Ayodhya »
