LETTRE
À UN HOMME D'AFFAIRES FRANÇAIS
AVANT SON VOYAGE EN INDE
par
François Gautier
(« Sources d'Asie »
le 17/6/99)
Monsieur,
Samedi, vous allez atterrir dans un pays
difficile, complexe, déroutant quelquefois, qui a rebuté
plus d'un investisseur français. Car vous devez savoir que la
France n'est que le onzième fournisseur de l'Inde, ce qui correspond
à 2,3% des importations indiennes.
On dit cependant qu'il existe une connivence
secrète entre l'Inde et la France. Nous aimons le curry, Satyajit
Ray, le Mahabharata de Peter Brooks et les Français se rendent
de plus en plus nombreux ici. Vous savez également qu'il n'y
a pas si longtemps l'Inde faisait référence chez nous : Diderot,
Voltaire, Malraux et d'autres encore, reconnaissaient que sa civilisation,
sa culture, sa spiritualité, sa philosophie, ses sciences, avaient
énormément influencé cette planète :
ne dit-on pas que le sanskrit serait la mère de toutes les langues ?
Que les vrais Aryens seraient originaires des Indes ? Le zéro,
les échecs, le concept de l'Immanent ne nous vinrent-ils pas
de là-bas ?
Et pourtant aujourd'hui, quelles sont
les images les plus immédiates qui viennent à l'esprit
du Français moyen lorsqu'on lui parle de l'Inde ? La misère,
la corruption, Calcutta, les mouroirs de Mère Theresa... Ou alors
l'imagerie simpliste d'Hergé et de Kipling, ces deux merveilleux
menteurs, qui ont perpétué le mythe des bons maharajas
et des méchants fakirs. Aujourd'hui, des livres comme « La
Cité de la Joie », sans aucun doute remarquablement
écrit par quelqu'un qui connaît bien l'Inde, s'attardent
lourdement sur un seul aspect de la vie indienne en l'occurrence
les bidonvilles de Calcutta et tendent à nous faire croire,
même si c'est involontaire, que cet aspect partiel constitue le
tout.
Il y a donc non seulement un oubli de
l'Inde chez nous, mais aussi une perversion de son image, qui est principalement
due au choc entre le polythéisme hindou et le monothéisme
islamique et chrétien. Pendant dix siècles, l'hindou a
tout d'abord subi la fureur des musulmans qui essayèrent, en
massacrant des millions des siens, de le forcer à se convertir
unilatéralement à une religion qu'il respectait de prime
abord. Car pour les envahisseurs musulmans, les hindous constituaient
l'Infidèle par excellence, celui qui adorait une multitude de
dieux impies. Tuer et raser ses temples devenait donc un devoir :
djihad. Plus tard, trois siècles de colonisation britannique
finirent d'appauvrir l'Inde, comme le remarque l'Indianiste français
Guy Deleury : « Par le pillage systématique
des richesses du Bengale d'abord, puis par l'exploitation de son empire
des Indes, l'Angleterre put, grâce aux énormes sommes extorquées,
fonder la première en Europe, les bases de son développement
industriel. Cette naissance du capitalisme occidental a été
payée par la ruine du paysan hindou ». Par ailleurs,
les Anglais s'appliquèrent à diviser l'Inde en créant
une nouvelle classe sociale indienne, anglicisée, qui avait honte
de sa culture et de sa religion, et dont on retrouve aujourd'hui les
descendants parmi une certaine frange marxisante de l'intelligentsia
indienne.
Cette image du polythéisme hindou
« païen », a contribué, plus que toute
autre, a corrompre notre conception de l'Inde. Les hindous affirment
cependant que leur religion est la plus monothéiste au monde,
parce qu'elle reconnaît l'Unité d'un seul Créateur,
qui s'incarne dans la multitude. « C'est cette unité
dans la diversité de la religion hindoue, affirme l'historien
français Alain Daniélou, qui a été toujours
méconnue, incomprise en Occident ». Et de citer les
sages védiques qui estimaient « que bien que dans
sa forme manifestée le divin soit nécessairement multiple,
il ne saurait dans son essence être ni un ni plusieurs. Il ne
peut donc être défini : le divin est ce qui reste
quand on nie la réalité de tout ce qui peut être
perçu ou conçu ». C'est cette civilisation
hindoue, indoue plutôt (de la vallée de l'Indus), qui constitue
la trame de l'Inde, son génie particulier, quoiqu'en disent nos
indianistes français, dont le biais islamisant a également
faussé notre perception de l'histoire indienne. Et c'est cette
trame indoue qui unit toute l'Inde : ici, même les musulmans
et les chrétiens sont « hindouisés ».
Cette méfiance colonialiste envers
l'hindouisme, se traduit aujourd'hui dans les médias par une
aversion pathologique à l'encontre du Bharata Janata Party, le
parti politique qui se veut le représentant de 800 millions d'hindous.
Tour à tour, on les a traités de nationalistes, de fondamentalistes,
de fanatiques, de nazis même. Mais en réalité, Cher
Monsieur, le Bharata Janata Party incarne l'équivalent de notre
Droite française. Comme nous, ils ne souffrent plus l'arrogance
dangereuse du marxisme ; comme nous, ils se débattent avec
les problèmes d'une minorité musulmane, qui ne sait pas
toujours si elle appartient d'abord à l'Islam et ensuite à
l'Inde, ou vice versa ; et comme nous, ils préconisent une
nation qui se veut indienne, au-delà de ses clivages religieux.
Or, ce parti va sans doute revenir au pouvoir en Inde lors des prochaines
élections d'Octobre [1998]. Il
faut donc que la France s'en accommode. Et si demain le BJP forme un
gouvernement de majorité, va-t-on cataloguer les 500 millions
d'hindous qui ont voté pour lui de fondamentalistes ? Dans ce
cas, les hindous devraient reprocher à la France son héritage
grec et ses racines judéo-chrétiennes ! Oseraient-ils
également traiter nos partis chrétiens-démocrates
d'Europe de « nationalistes » ? Et le comble,
c'est que tout au long de son histoire, l'hindouisme a fait montre d'une
remarquable tolérance, permettant aux chrétiens de Syrie,
aux marchands arabes, aux Parsis de Zoroastre, aux juifs de Jérusalem,
persécutés chez eux, de s'établir en Inde et d'y
pratiquer leur religion en toute liberté. On ne peut pas en dire
autant des musulmans : on ne dira jamais assez l'horreur que furent
les invasions arabes en Inde. Les ignorer parce qu'elles appartiennent
au « passé » est ridicule, car elles se
répercutent encore dans les événements politiques
d'aujourd'hui. On ne peut donc comprendre l'Inde de 1998 sans une connaissance
approfondie de son histoire. Ne prendre par exemple qu'Ayodhya
pour en faire les fondations du « fanatisme »
hindou, c'est non seulement ne percevoir qu'un tout petit bout de l'iceberg,
mais c'est aussi un mensonge flagrant.
Les Français, tout obnubilés
qu'ils sont par la Chine, se sont à peine rendus compte que l'Inde
vient de célébrer le cinquantenaire de son indépendance.
Pourtant, d'ici l'an 2000, l'Inde aura atteint le milliard d'habitants
et dans 30 ans, elle aura dépassé les Chinois en population.
Déjà aujourd'hui, avec une classe moyenne de 200 millions
d'âmes, l'Inde est un énorme marché potentiel de
biens de consommations. Les Français savent-ils que cette nation
est la cinquième puissance industrielle mondiale, la septième
puissance nucléaire, qu'elle possède le plus grand réservoir
de matière grise de notre planète, que ses savants construisent
de A à Z des fusées qui font de l'Inde un des futurs concurrents
d'Ariane, ou que ses informaticiens concoctent des programmes pour la
Carte Visa, ou Swissair et ont exporté l'année dernière
pour un milliard de francs de programmes ?
Ceci ne nous a toutefois pas empêchés
d'investir dix fois plus en Chine qu'en Inde. Pourtant non seulement
« l'autre » géant d'Asie a su préserver
sa trame démocratique depuis 50 ans, cela malgré ses immenses
problèmes démographiques et tous ses séparatismes,
mais en plus, il offre des conditions de travail bien supérieures
à celles du géant chinois : l'Inde possède
par exemple un système juridique qui protège les contrats
(ce qui n'est pas le cas en Chine), l'Anglais est parlé dans
tout le pays, (idem) et le couvercle de la marmite a été
enlevé depuis longtemps. Ainsi depuis 50 ans, tous les séparatismes,
révoltes, excès, ont déjà bouillonné
à la surface, sans affecter la trame démocratique de ce
pays, preuve s'il en est de la stabilité future de l'Inde, qui
assurera sécurité et rentabilité aux investissements
étrangers.
L'Occident a misé presque tous
ses pions sur la case Chine. Mais à l'heure où les Tigres
d'Asie du Sud-Est ont perdu leurs crocs, au moment où Hong Kong
n'est plus la poule aux ufs d'or que l'on croyait, lorsque tôt
ou tard, la main de fer qui discipline les Chinois va disparaître,
le continent chinois pourrait connaître une période d'instabilité
politico-économique et les investissements occidentaux s'en trouveraient
gravement atteints. Ne serait-il donc pas temps de se tourner vers l'autre
géant d'Asie ?
Il est vrai que l'Inde est un pays souvent
difficile pour les investisseurs étrangers. Jawarlhal Nehru,
le « père » de l'indépendance indienne,
qui était un grand admirateur de l'Union Soviétique, a
laissé en Inde un héritage étatique et marxisant,
dont le pays a bien du mal à se débarrasser. Ceci a engendré
à son tour une bureaucratie tentaculaire et une centralisation
forcenée dans les mains du gouvernement de New Delhi. Par ailleurs,
l'intense et absolue aspiration mystique des hindous vers l'Au-delà,
devint à un moment de leur histoire si exclusive, si nihiliste,
qu'ils commencèrent à négliger la matière.
Et graduellement une immense inertie, un terrible tamas (principe d'inertie)
s'empara de l'Inde. C'est cette négligence généralisée
de la Matière par l'Esprit, qui laissa les hordes successives
d'Arabes [et turco-mongoles] envahir l'Inde. C'est ce désintéressement
du mondain, qui permit aux Anglais de subjuguer le sous-continent pour
trois siècles. C'est cette apathie envers le physique, qui tolère
aujourd'hui la déchéance matérielle de l'Inde.
Mais l'Inde survivra, comme elle a déjà survécu
à l'incroyable barbarie des invasions musulmanes, à trois
siècles de colonisation étouffante et à quarante
cinq ans de marxisme anti-hindou. Car ce pays est très ancien :
les dernières découvertes archéologiques et linguistiques
laissent à supposer que les Védas, les textes sacrés
de l'hindouisme, furent composés au moins 6 000 ans avant
JC.
J'espère, Monsieur, que vous ne
m'en voudrez pas de la présomption de cette lettre, présomption
née de trente années passées en Inde. En attendant
de vous rencontrer à Bombay, je vous prie de croire en l'assurance
de mes sentiments les meilleurs.
François
Gautier
(Écrivain, journaliste
et photographe français, François Gautier, né à
Paris en 1950, fut le correspondant en Inde et en Asie du Sud du Figaro
pendant plusieurs années. Il vit en Inde depuis plus de trente
ans, ce qui lui a permis d'aller au-delà des clichés et
des préjugés qui ont généralement trait
à ce pays, clichés auxquels il a longtemps souscrit lui-même
comme la plupart des correspondants étrangers en poste en Inde
(et malheureusement aussi la majorité des historiens et des indianistes).
François Gautier a été invité à présenter
Un Autre Regard
sur l'Indeà l'émission Bouillon de Culture
en juin 2000.)