
LE«
SÉCULARISME » COMME IDÉOLOGIE POLITIQUE
par
Tavleen Singh
Article
paru dans
La Revue de l'Inde N°2
janvier / mars 2006
Lutilisation
de concepts importés dOccident pour déchiffrer les
problèmes de lInde peut mener à de graves contresens,
surtout quand ils sont appliqués à lanalyse du contexte
politique. Ainsi en est-il du mot « fasciste »,
employé en Inde pour qualifier les activités des thugs [1],
des voyous ou des fanatiques, sans que lIndien moyen ait la moindre
idée de son origine. Les médias indiens utilisent abondamment
des mots tels que « fascisme » et « sécularisme »,
en général à mauvais escient, ce qui finit par
fourvoyer les correspondants étrangers qui leur emboîtent
le pas et nhésitent plus à parler de fascisme et
de laïcité, comme si lInde nétait que
le reflet de lEurope des années trente. Rien nest
plus trompeur.
Mes
trente années dexpérience en tant que journaliste
indien me font dire aujourdhui que le mot le plus dangereusement
galvaudé est celui de « sécularisme »,
qui est léquivalent du concept de laïcité en
France. La façon dont nous lutilisons en Inde na
rien à voir avec la notion de séparation de lÉglise
et de lÉtat qui lui a donné naissance en Europe.
Dans notre histoire, ces deux entités ne furent jamais connectées.
Les dirigeants religieux nont jamais gouverné ni disposé
darmées et les gouvernants indiens ne se sont jamais occupés
des affaires religieuses (exception faite des expériences tentées
par Ashoka et Akbar, qui tranchent justement par leur caractère
exceptionnel). Ceci est si vrai que lorsque lInde fut divisée
pour accorder aux musulmans une patrie au Pakistan, il ny eut
pratiquement aucune immigration musulmane en provenance des États
princiers tels que Jaipur, Jodhpur, Baroda et Gwalior. Il ny eut
pratiquement aucune violence non plus, en dépit des bains de
sang qui se déroulaient dans lInde britannique. Lorsque
lInde accéda à lIndépendance en 1947,
les Anglais gouvernaient 60% du pays, le reste était entre les
mains des princes indiens. Les pires des violences se
déroulaient au Pendjab et au Bengale, sous gouvernement britannique [2].
Le Pakistan se voulu
République Islamique alors que lInde choisit de ne pas
se déclarer comme nation hindoue, alors que 80% de sa population
relevait de cette religion, et cest à cette époque
que le mot « sécularisme » commença
à être utilisé pour caractériser la nouvelle
république indépendante.
Cela en soi nétait
pas négatif. Les choses se gâtèrent sérieusement
lorsque le Congrès, le parti de Jawaharlal Nehru et dIndira
Gandhi, transforma le « sécularisme » en
idéologie politique. Il en résulta que les musulmans
lInde possède la plus large communauté musulmane
après lIndonésie furent convaincus, à
travers une habile politique, que seul le Congrès pouvait se
porter garant dun État laïc.
Ils continuèrent
à le croire en dépit des milliers de victimes provoquées
par les émeutes entre hindous et musulmans, qui se poursuivirent
pendant tout le règne de la dynastie Nehru-Gandhi, soit pendant
plus de 40 ans. Après Nehru, Indira Gandhi puis son fils Rajeev,
le flambeau est maintenant repris par lépouse italienne
de ce dernier, Sonia Gandhi, qui maintient la tradition familiale du
« sécularisme » comme arme politique. La
seule idéologie politique quelle ait énoncée
jusquà ce jour est que le Congrès, sous sa direction,
sauverait lInde des « forces communalistes ».
« Communalisme » est un mot spécifiquement
indien pour dire « sectaire ».
Le prix que lInde
a payé pour avoir fait du « sécularisme »
une arme idéologique est, à mes yeux de séculariste,
incalculable. Entre les mains de partis prétendument laïcs,
tels que le Congrès, les partis marxistes et ceux, plus récents,
conduits par des dirigeants hindous de basses castes, cela se ramène
à considérer que tout aspect de la culture indienne qui
ne rend pas justice à linfluence de lIslam doit être
non seulement ignoré mais condamné comme étant
« communaliste ». Cest ainsi que lInde
est devenue la seule civilisation ancienne qui a honte de son ancienne
culture et se trouve embarrassée de devoir dire quil y
avait une civilisation avant la domination musulmane.
De ce fait, les jeunes
Indiens en savent davantage sur la Grèce et lÉgypte
anciennes que sur lInde. Ils grandissent dans lignorance
presque totale des védas et des vpanishads et le peu quils
savent des deux grands poèmes épiques de lInde,
le Ramayana et le Mahabharata, vient des histoires racontées
par leurs grands-mères. Ce que nous appelons notre tradition
orale nest dailleurs que le produit de la conquête
musulmane qui a détruit les bibliothèques et les livres
dhistoire afin dimposer leur nouvelle religion venue dArabie.
Ce qui nous reste du lointain passé de lInde ne sont que
des survivances. Malgré cela, lhéritage reste dune
richesse exceptionnelle.
Des pièces de
théâtre furent composées en sanskrit il y a des
milliers dannées, la littérature sanscrite elle-même
est extraordinairement variée et va bien au-delà des textes
religieux, mais lenfant indien moyen en ignore tout. Et
lorsque le Ministre de lÉducation du Bharatiya Janata Party
prétendument « hindou » avait essayé
dencourager lenseignement du sanscrit à lécole [3],
il fut instantanément qualifié de « communaliste »
et ses idées furent condamnées.
La conséquence
dun tel rejet, par lInde, de son propre passé au
nom du « sécularisme » est que notre propre
culture et notre contribution à la civilisation humaine nous
sont aujourdhui restituées par les érudits occidentaux.
Le yoga nous revient enseigné par des Occidentaux, et cest
dans les universités américaines que lon trouve
des experts de la civilisation indienne. Nos propres universités
« sécularisées » nont pas
les moyens denseigner aux jeunes Indiens leur propre civilisation.
Plus triste encore,
dans le village planétaire que le monde est en train de devenir,
les enfants indiens risquent doublier leurs propres langues dans
les vingt ans qui viennent. Dun côté, lexplosion
multimédia en cours est presque entièrement dexpression
anglaise et, de lautre, nous dénigrons notre héritage
culturel dans nos propres écoles. La quasi-impossibilité
de trouver dans nos villes des livres écrits en langues indiennes
est révélateur, de même que le fait que les enfants
indiens en savent plus sur les écrivains occidentaux que sur
les leurs.
Peut-on attribuer tout
cela à lidéologie séculariste ? Je pense
que oui. Jusquau début des années 90, lorsque le
contrôle que le Gouvernement exerçait sur chaque aspect
de la vie indienne commença à se relâcher, tout
était contrôlé par notre classe politique et bureaucratique,
un peu comme en Chine, en Union Soviétique et en Europe de lEst.
On nous disait ce que nous pouvions lire, quels films nous pouvions
voir, et la télévision était entièrement
sous contrôle étatique. Les institutions éducatives
étaient presque entièrement entre les mains de lÉtat.
Nest-il donc pas justifié de blâmer ce qui sest
déroulé sous le règne de nos dirigeants sécularistes,
nest-il pas justifié de les blâmer davoir mal
compris et délibérément mal utilisé un mot
européen dans un contexte indien où il navait aucune
pertinence ?
Tavleen Singh
© La
Revue de l'Inde
(Femme
de télévision elle anime deux émissions
sur NDTV et journaliste indienne pour lIndian Express,
India Today, entre autres, elle est auteure de Lollipop Street :
Why India will Survive her Politicians, et de Kashmir : A Tagedy
of Errors.)
Notes :
[1] Casseurs en anglais mais aussi adeptes dune
ancienne secte religieuse de lInde (XIIe-XIXe s.) dont les membres,
adorateurs de la déesse Kali, pratiquaient le meurtre rituel
par strangulation.
[2] Voir larticle « La
partition de l'Inde et la question du Cachemire ».
[3] Le BJP a dirigé un gouvernement de coalition
jusquen mai 2004 où il a perdu les élections législatives..
