réalisée par «Jaïa
Bharati » à l'occasion de la parution de son livre L'Inde et l'invasion de nulle part
Jaïa
Bharati : Michel Danino, vous vivez en Inde
depuis bientôt trente ans où vous étudiez la culture
et la civilisation indiennes. Quels sont vos domaines de recherches
et d'activités ?
Michel Danino
: Ils sont très variés : de Sri Aurobindo et Mère
à la science et les technologies de lInde antique, lhistoire,
larchéologie, léducation, lécologie...
En fait, toutes les manifestations de la civilisation indienne mintéressent,
en particulier ce quelle a contribué aux autres civilisations.
JB : Pourquoi
cet intérêt particulier pour ce que vous qualifiez de « mythe
de l'invasion aryenne » ?
MD : Lorsque
Sri Aurobindo sest plongé dans son étude du Véda
(à partir de 1910), il sest incidemment penché sur
cette question ; et en se fondant uniquement sur le contenu du Rig-Véda,
sans aucun préjugé et détaché de toutes
les interprétations précédentes, il est arrivé
à la conclusion que ce texte sacré, le plus ancien de
lInde, ignorait tout dune invasion aryenne, et que cette
dernière nétait que le fruit de limagination
débridée des premiers indianistes européens. Comme
il écrivait avant la découverte de la civilisation
de lIndus, et que nous disposons aujourdhui dune énorme
masse de documentation, jai été curieux de voir
si celle-ci confirmait ou infirmait sa thèse.
De plus, le problème « aryen
» est inextricablement mêlé à celui des origines
de la civilisation indienne : sil était vrai quun
peuple « aryen » (ou indo-aryen comme préfèrent
dire les spécialistes) avait pénétré en
Inde au cours du IIe millénaire avant notre ère, apportant
avec lui le sanskrit et le Véda, et saffrontant aux populations
autochtones, cela situerait nettement lorigine dune part
considérable de la culture de lInde en dehors du sous-continent
et cest ce que continuent daffirmer la plupart des
dictionnaires, encyclopédies, ou ouvrages spécialisés.
Si, au contraire, cette culture védique est indigène,
cela modifie toute notre perspective de la préhistoire du sous-continent,
avec mêmes des conséquences considérables pour lInde
actuelle.
JB : Sur quels
éléments vous appuyez-vous pour « démonter »
cette théorie ?
MD : Tout dabord
sur les éléments de la tradition indienne, car nous navons
pas le droit de les balayer complaisamment en déclarant que les
Indiens nont pas de « sens historique »,
comme on le dit trop souvent : comme je le montre à plusieurs
reprises au cours de mon livre, cette tradition a conservé des
souvenirs étonnamment précis (même sils sont
enjolivés) dévénements de la préhistoire
quil sagisse de la disparition de la rivière
Sarasvatî, de la submersion de la légendaire cité
de Dwârakâ ou de celle de Poompuhar. En revanche, elle na
conservé aucun souvenir dune invasion aryenne, et au contraire
intègre bien des éléments qui sy opposent
radicalement.
Puis, larchéologie : domaine
crucial, puisquune invasion ou une migration de lordre proposé
aurait laissé des traces matérielles faciles à
déceler. Or nous voyons tout le contraire sur le terrain : non
seulement il ny a aucune trace de cette sorte, mais le fameux
hiatus entre la civilisation préhistorique de lIndus (censément
« pré-aryenne ») et la civilisation historique
du Gange (censément « aryenne ») nest
quimaginaire, et le fossé sest en grande partie comblé
ces dernières décennies.
Également
lanthropologie, qui note une continuité démographique
à lépoque présumée de linvasion,
au lieu de la discontinuité que celle-ci aurait dû entraîner.
Puis la génétique, qui a livré ces toutes dernières
années plusieurs études remarquables, dont le résultat
est un renversement complet des hypothèses classiques en matière
de migrations. Enfin diverses autres disciplines, telles que lastronomie,
les mathématiques, la métallurgie, etc. Il faudrait en
fait plusieurs volumes pour traiter la question de façon exhaustive
; je me suis concentré sur les points qui me paraissaient concluants,
et frappants pour un lecteur non averti.
JB : Où en est la recherche
sur ce sujet, et en particulier en Inde ?
MD
: Il ny a pas à proprement parler de « recherche »
sur la question aryenne (il faut glaner les conclusions des disciplines
que jai mentionnées plus haut), sauf peut-être au
niveau de la linguistique, lorsquelle explore lévolution
de la famille des langues indo-européennes ; jusquà
présent, la linguistique a été le bastion
des défenseurs de linvasion aryenne, mais là aussi,
ces dernières années, des théories très
différentes (dont jai résumé quelques-unes)
sont apparues.
Quant à lInde, cest
larchéologie qui a beaucoup modifié la vieille perspective,
grâce à la découverte de centaines de sites de la
civilisation dite de lIndus mais loin de lIndus !
en fait dans le bassin dune autre grande rivière, disparue
depuis longtemps : la Sarasvatî, dont parle le Rig-Véda,
qui coulait au sud de lIndus. Ces sites, beaucoup plus nombreux
que ceux de lIndus, ont bouleversé notre compréhension
de cette civilisation. Malheureusement, en Inde, en dépit dun
immense potentiel, larchéologie (et autres disciplines
associées) sont très négligées : bureaucratie
étouffante, fonds minuscules, techniques dépassées...
Cette situation ralentit beaucoup le rythme des trouvailles et le progrès
des connaissances.
MD : Comme
je lai expliqué dans mon livre, on trouve en Inde quelques
groupements idéologiques qui demeurent très attachés
à linvasion aryenne : les Marxistes, les missionnaires
chrétiens, le mouvement dravidien, et les soi-disant représentants
des Dalits. Bien que leurs propos soient variés, ils se nourrissent
tous des profondes divisions sociales quimplique la thèse
invasionniste : entre hautes castes (censément les descendants
des « envahisseurs ») et basses castes ou hors-castes
(censément les « autochtones »), ou encore
entre les Indiens du Nord (les « Aryens ») et
ceux du Sud (les « Dravidiens »), etc.
Autrement dit, ce qui devrait nêtre
quun débat savant est devenu un combat idéologique,
comme cela arrive trop souvent. Cest pourquoi lon voit,
par exemple, toute une école dhistoriens marxistes saccrocher
désespérément à linvasion aryenne,
en dépit de la masse croissante de trouvailles qui sy opposent,
et vociférant contre les archéologues et autres érudits
qui rejettent la thèse invasionniste, les accusant dêtre
des « intégristes hindous », entre autres
charmants qualificatifs.
JB : En quoi la destruction de ce
mythe a-t-elle une importance pour l'Inde ?
MD
: Pour bien des raisons : dabord pour faire cesser ces absurdes
et pernicieuses divisions, qui peuvent toujours déraper
un jour vers lirréparable (le cas du Rwanda était,
dans ses antécédents, très similaire : une division
tout à fait artificielle entre Hutus et Tutsis implantée
par les missionnaires avec la connivence des maîtres coloniaux).
Et puis parce que toute la perspective de la civilisation indienne est
faussée : on classe tout en « aryen » et
« non-aryen », quil sagisse de textes,
de monuments ou même de divinités, alors que cette dichotomie
na aucune réalité. De plus, elle a tout à
fait vicié notre compréhension du Rig-Véda, le
réduisant à de vulgaires combats entre tribus aryennes
blanches et autochtones noirs pour le contrôle du bétail,
alors que le texte ne cesse de donner des indices limpides que les auteurs
des hymnes évoquent avant tout leur exploration des mondes intérieurs
dans une langue symbolique. Cest un peu comme si lon voulait
à tout prix transformer en récits historiques les combats
entre les dieux de la Grèce antique et les titans, ou la lutte
entre Osiris et Seth. Pourquoi permettre à une théorie
raciale et coloniale de déformer pareillement le fondement de
la quête védique ?
JB : C'est ce que l'on enseigne encore
aujourd'hui à l'école en Inde ?
MD
: Hélas, oui. En Inde, les manuels dhistoire sont terriblement
dépassés ; pour ce qui est de la civilisation de lIndus,
par exemple, certains ignorent tout des découvertes faites après
les années 1930 ! Les auteurs sont généralement
incompétents, dénués de talent pédagogique,
et souvent influencés par leur orientation idéologique
(marxiste, le plus souvent). Donc les écoliers doivent continuer
dânonner les divisions raciales fictives de lInde,
linvasion aryenne tout aussi fictive, et à un niveau plus
général une bien piètre image de leur culture et
de leur civilisation. Cest un cruel paradoxe.
JB : Votre livre sort en France ;
selon vous, en quoi cette controverse peut-elle intéresser le
public français ?
MD
: De plusieurs façons : dabord parce que lInde est
de plus en plus présente en Occident, au niveau économique
comme au niveau culturel : en France, il ny a quà
constater le nombre croissant douvrages qui lui sont consacrés,
et il est regrettable que toute étude de lInde, encore
aujourdhui, commence par la fiction aryenne qui date de lépoque
coloniale et ne repose sur aucune connaissance solide. Cest un
peu comme si lon écrivait lhistoire de lEurope
en attribuant ses origines aux rescapés de lAtlantide.
Mais aussi, parce quil y a un lien
profond entre la théorie dune invasion aryenne de lInde
et le mythe aryen tel quil a sévi en Europe aux XIXe et
XXe siècles. En fait, on oublie trop souvent que ce monstre de
Frankenstein est né des études indianistes du Rig-Véda,
avant dêtre récupéré par le nationalisme
allemand : sans le moindre fondement, on a affirmé que le Véda
avait été composé par une race de conquérants
à la peau claire la même qui est devenue, dans lidéologie
nazie, la « race maîtresse » destinée
à gouverner le monde. Je trouve personnellement
frappant, en fait tragi-comique, quaprès la Deuxième
Guerre mondiale, le mythe aryen se soit effondré en Occident,
mais persiste pour ce qui est de lInde. Il y a là une leçon
à tirer : que pareille erreur ait pu durer pendant près
de deux siècles montre la fragilité de certaines de nos
connaissances et donc la nécessité dune certaine
humilité, surtout lorsquon aborde un phénomène
aussi complexe et multiforme que la civilisation indienne.
JB : Vous êtes dorigine
française, vous avez pris la nationalité indienne il y
a peu. Pour quelles raisons ?
MD
: Je nai jamais été très attaché à
une « nationalité » : je me suis senti
« indien » depuis que je suis arrivé en
Inde, et ce dans un sens culturel et spirituel, qui est pour moi ce
qui définit le mieux la « nation » indienne
: cette terre a certainement incarné quelque chose dunique
au fil des millénaires, une quête humaine de ce qui dépasse
lhumain. De la même façon, jadhère à
une identité française pour les valeurs courageuses
que la France a parfois défendues, surtout au niveau de lesprit.
Mon changement de nationalité est dû surtout au fait que
lInde, malheureusement, ne reconnaît pas la notion de multiple
nationalité, et que la loi indienne naccorde strictement
aucun droit à un « étranger ». Donc
je suis indien légalement, et franco-indien intérieurement
!
JB : Que vous
a apporté lInde personnellement ?
MD : Beaucoup.
Une appréciation du grand raffinement de la substance humaine
qui est le résultat concret de la culture indienne (ce qui ne
veut pas dire quil soit universel ! il ny a quà
observer le monde politique indien pour y noter presque lopposé).
Une appréciation de ce sens du sacré qui pénètre
toute la vie ici, et qui relie constamment lindividu à
lunivers cest-à-dire une présence divine,
au fond, qui manque tragiquement à lOccident. Et un sens
de responsabilité intérieure, si jose dire : quoi
faire de sa vie, comment choisir entre le futile, lordinaire et
lenrichissant. Cest cela quoffre lInde par-dessus
tout : une richesse, une présence.
(Michel
Danino est né à Honfleur en 1956. À lâge
de vingt et un ans, après quatre ans détudes scientifiques,
il décide de vivre en Inde. Il y participe à lédition
et la traduction anglaise douvrages relatifs à
Sri Aurobindo et Mère, et étudie la civilisation indienne.
Il donne de nombreuses conférences, écrit plusieurs livres
en anglais et des articles sur la culture indienne et ses origines.)
Michel Danino montre comment les
trouvailles récentes de l'archéologie, de l'anthropologie
et de la génétique, entre autres disciplines, s'accordent
avec la littérature et les traditions indiennes à
exclure toute migration, durant la préhistoire de l'Inde,
de soi-disant « Aryens» qui ne sont
que la création de nos fantasmes d'affrontements épiques
et de glorieuses conquêtes. Écrit dans un style vivant,
parfois irrévérencieux, cet ouvrage richement illustré
nous convie à explorer les origines de la civilisation et
de la culture indiennes, depuis la vallée de l'Indus et les
débuts de la quête védique. C'est un plaidoyer
pour une perspective nouvelle de l'Inde, qui permet de mieux saisir
le secret de la survie millénaire de cette civilisation.
Éditions Les Belles Lettres, Collection « La Voix
de lInde », 2006, 422 pages, 25 €