Jaïa Bharati
: Nicole Elfi, les éditions des Belles Lettres ont publié
en juin votre livre Aux Sources de lInde : linitiation
à la connaissance. Vous y évoquez la connaissance
et léducation dans lInde ancienne, leurs richesses
et profondeurs. Connaissance et éducation, émanation de
lÂme de cette ancienne Inde. Dans votre Épilogue
vous écrivez : « au cur de lInde devrait
renaître cette âme vibrante... », comme si elle
avait disparu. Est-ce vraiment ce que vous ressentez, vous qui habitez
lInde depuis plus de 30 ans ?
Nicole Elfi
: Elle n'a pas disparu, mais on ne peut pas dire quelle ne soit
pas en péril. Elle est encore quelque part dans latmosphère,
et dans les êtres qui n'ont pas été trop coupés
de leurs racines. On peut encore sentir cette âme vivante lorsquon
entre en contact avec des groupes qui innovent, soit en matière
déducation, soit pour sauver lenvironnement ou quelque
chose de la culture. Parmi les artistes aussi, danseurs traditionnels,
musiciens, sculpteurs, qui vivent dans une grande simplicité,
religieusement consacrés à leur art, des êtres touchants
à rencontrer.
Sans cet aspect, ces tentatives, ces êtres,
il serait difficile de rester dans ce pays sans cesse pillé par
ses « gouvernants » et laissé à
la dérive comme un bateau sans ancre ni gouvernail.
Jaïa
Bharati : Quelle est, et quelle peut être,
la portée de laction de ces personnes ou groupes à
léchelle de lInde ?
Nicole Elfi
: À léchelle de lInde, ce sont des gouttes
deau sacrale dans locéan. Mais locéan
est peut-être conscient de ses gouttes spéciales ?! Le
travail ou laspiration dun être vrai est une force
positive qui compte. En particulier si ces phénomènes
se produisent sur toute lInde. Les Indiens sont réceptifs
à une action juste, à du bon sens, à quelquun
qui incarne une sagesse. Ceci en dépit de lénorme
perversion politique et administrative.
Pour ne donner quun exemple, en
ce moment même, dans le Tamil Nadu où nous vivons, voyant
la période électorale sapprocher, les politiciens
ont lancé dans les campagnes des programmes de travail pour tous,
et donc salaire pour tous. Le travail consiste à former des talus
pour retenir les eaux de pluie programme louable, sil
sy trouvait un iota de sincérité dans la réalisation.
En loccurrence, petits et grands sont embauchés, y compris
grand-père et grand-mère qui vont déposer pendant
une heure ou deux quelques cuvettes de terre sur le remblai, puis chacun
ira apposer sa signature en échange du salaire dune pleine
journée, dont la majeure partie ira en pot de vin à plusieurs
échelons de fonctionnaires, à commencer par la municipalité.
Et on attend des villageois quils aillent voter pour le parti
qui les gratifie sans leur demander de réel travail en échange.
Ou qui leur offre des télévisions gratuites (même
sils nont pas lélectricité !). Le parti
au pouvoir transforme les électeurs en mendiants au lieu de travailler
aux vraies solutions.
Jaïa
Bharati : Aujourdhui, en Inde, la pratique
de lhindouisme semble plus marquée par la religiosité
que par cette ancienne connaissance que vous évoquez dans votre
ouvrage.
Nicole Elfi
: En partie. Il y a tout dabord le fait que le sens intérieur
des Védas sest perdu dans les brumes du temps. Les Brâhmanas
et les Upanishads bien sûr en découlent et sont
inspirés des Védas, mais certaines clés dorment
encore sous les voiles de ces hymnes à double sens. C'est ce
que Sri Aurobindo a redécouvert en lui-même
par son propre yoga et nous fait partager dans Le Secret des Védas.
Mais loubli le plus sérieux
est dû au déracinement de la culture indienne au niveau
de léducation depuis la colonisation britannique. Que les
Anglais aient sciemment éliminé de léducation
tout lien avec la culture du pays, c'était leur job de colons
de le faire et le job de leurs missionnaires. Ce qui est triste c'est
quen dépit des suggestions des grands Indiens tels que
Swami Vivékananda, Dayananda Saraswati, Sri Aurobindo, Rabindranath
Tagore et dautres, les administrateurs à lindépendance
n'aient pas jugé nécessaire de ré-instaurer le
système éducatif indien, de ré-indianiser léducation
avec les valeurs fortes de cette culture extraordinaire. Et en cela,
encore aujourdhui, rien n'a été rectifié.
Résultat : de décennie en décennie, les étudiants
sont gratifiés dun programme scolaire pauvre et inepte.
Le contenu de leurs études fait si peu de sens quils sont
tenus dapprendre tout par cur, erreurs comprises !
Dans le passé on a vu que chaque
village avait au minimum une école, ouverte à tous, doù
lon ressortait équipé dun savoir substantiel
pour mener à bien ses propres affaires. Il se trouvait néanmoins
quelques illettrés dans les villages, ou parmi les nomades ;
mais ces « illettrés » nen étaient
pas moins cultivés. Aujourdhui les enfants traversent dix
ou douze ans de scolarité austère, pour en ressortir incultes
! Ils n'ont pas développé leur pensée, ni leur
cur, ni leur sens pratique et sen plaignent.
Oui lIndien a
le cur tourné vers le Divin, il est religieux. Mais il
reste néanmoins de nombreux hindous qui sont conscients du sens
profond, spirituel, des choses derrière la religiosité
plus extérieure et même un certain nombre qui
suivent une démarche consciente pour redécouvrir ce sens
perdu.
Jaïa
Bharati : Linitiation des jeunes enfants
que vous décrivez, a-elle toujours la même portée,
le même sens ?
Nicole Elfi
: Dans certaines familles, oui le sens est gardé (peut-être
davantage dans le Sud). Sinon de nos jours, linitiation est souvent
une cérémonie sans développement. Lenfant,
bien qu« initié », va traverser sa
scolarité sans enseignement spirituel particulier, sauf ce quil
aura absorbé à travers sa famille et les cérémonies
à la maison. Pour dautres, linitiation (lupanayana)
aura lieu à loccasion du mariage, juste avant !
La vie moderne pousse les jeunes vers
dautres aventures et dautres rivages, dautant que
lInde officielle pénalise pratiquement cette tradition
au lieu daider à la préserver.
Jaïa
Bharati : Quentendez-vous par là
?
Nicole Elfi
: En ce sens quil est politiquement correct de ne pas respecter
lhéritage indien, de ne pas parler, même, de la civilisation
indienne. Il reste une sorte dempreinte de dédain colonial
vis à vis des racines indiennes leurs propres racines,
leur propre mère. Il faut plaire aux agressifs, plaire aux forts,
plaire à lOccident qui n'est pas hindou.
Et naturellement, ceux qui poursuivent
cette ancienne tradition ne sont ni agressifs ni forts dans le sens
extérieur du terme, et souvent pauvres.
LInde est un
pays qui ne traite pas de façon égale ses citoyens. Ici,
pas de code civil commun à tous. Les musulmans et les chrétiens
ont leurs propres lois régissant leurs institutions, reçoivent
des fonds de létranger en abondance, sans que personne
n'y touche. Les affaires des hindous sont entre les mains du gouvernement,
et les hindous n'ont quà se taire. On entend donc les multitudes
didéologies agressives comme les marxistes, les chrétiens,
les musulmans, les maoïstes, les dravidiens dans le sud, faire
leur loi, mais on n'entend pas (et on n'écoute pas) les simples
demandes des hindous. Parfois leur frustration éclate comme
récemment au Cachemire et en Orissa.
Jaïa
Bharati : Je suppose que vous faites, entre
autres, référence à larticle 30 de la constitution
indienne qui accorde des droits spécifiques aux « minorités »,
notamment pour leurs institutions scolaires, alors que les hindous en
sont privés ? Et aussi au fait que la plupart des temples hindous
sont administrés par le gouvernement indien, ce qui n'est pas
le cas des édifices religieux musulmans ou chrétiens ?
Pour certains dentre eux, je crois savoir que les sommes récoltées,
principalement des donations des fidèles hindous, sont même
en partie redistribués à des organismes chrétiens
ou musulmans, ou au budget de lÉtat où se trouve
le temple. Il est curieux que les hindous largement majoritaires en
Inde ne sinsurgent pas contre cet état de fait, en réclamant,
par exemple, labrogation de cet article 30, contestable dailleurs
dans un État se revendiquant laïque.
Nicole Elfi
: Tout à fait contestable, mais nous baignons dans labsurde.
Si lInde est laïque cest parce que les hindous sont
parfaitement tolérants de par la nature même de lhindouisme.
Mais la rhétorique moderne qualifie de « laïques »
les musulmans (et leurs terroristes) et les organisations chrétiennes
intégristes (et leurs missionnaires), par opposition aux hindous,
étiquetés de toutes sortes de désignations (bigots,
fanatiques, nazis !) souvenons-nous que lon reporte
sur lautre ce que nous sommes nous même.
Cet article de la constitution
n'aurait jamais dû être en Inde. Mais qui osera y toucher
? Les sectes chrétiennes et groupes missionnaires sont immensément
riches et puissants, et par dessus le marché chouchoutés
par le gouvernement, tandis que les musulmans ont un fort soutien extérieur
comme on sait, et intérieur pour raisons électorales.
On rêverait dun
leader inspiré qui soit assez fort pour oser mettre un peu dair
frais dans la constitution de lInde.
Jaïa
Bharati : Tous ces éléments de
culture hindoue légendes, textes sacrés ,
cette éducation que vous évoquez dans votre ouvrage, réminiscences
de lancienne civilisation indienne, ne sont donc pas enseignés
en classe ou à luniversité aujourdhui, comme
peuvent lêtre chez nous par exemple, les légendes
et philosophie grecques ? Des épopées tels le Mahâbhârata
ou le Râmâyana ne seraient plus vivantes que dans
le seul cercle familial, et peut-être au temple, et la philosophie
de la Gîtâ bientôt oubliée ?
Nicole Elfi
: Mais oui : les grandes épopées indiennes, les principaux
systèmes de philosophie ou de spiritualité ne sont jamais
enseignés en Inde (sauf dans certaines écoles novatrices).
Et pourtant, ce Mahâbhârata, quelle richesse ! C'est
grand, plein damour profond, de compassion, de noblesse, de courage.
Ces épopées seraient une source extraordinaire pour lenseignement
en Inde. En particulier du fait que la culture sestompe dans les
familles. Il y a quelques décennies encore, au lieu davoir
la télévision omniprésente avec ses inepties violentes
et agitées, les récitations de ces fabuleuses épopées
avaient lieu dans les villages nuit après nuit, pendant une,
deux semaines, jusquà dix-huit jours daffilée
! Et les villageois n'auraient pas manqué une nuit : ils sinstallaient
dès 9-10 h du soir avec leur natte, leur oreiller, et va pour
la nuit entière jusquà 6 h du matin. C'était
élargissant, unifiant, et munissait de racines culturelles.
Lorsque de telles occasions se présentent
parfois de nos jours, les Indiens accourent, tout aussi fascinés
que leurs ancêtres !
Jaïa
Bharati : Et cest ce genre de manifestation
populaire qui, entre autres et malgré tous les aspects négatifs
que vous venez dévoquer, vous laisse espérer cette
renaissance de lâme de lInde ?
Nicole Elfi
: Ca, c'est la fibre indienne qui répond.
Je me demande surtout
si dans un tel pays dont la moitié de la population est âgée
de moins de 24 ans (= 500 millions de jeunes !), parmi ces jeunes ne
peut on pas espérer une résurgence pour une nouvelle Inde
? On trouve une si belle substance parfois. Vont-ils tous fuir vers
dautres rivages plus accueillants ? Même si un bon nombre
des plus qualifiés partent, certains reviennent avec la volonté
dapporter un changement à leur propre pays. C'est une possibilité
et un espoir.
Jaïa
Bharati : « Qui peut tuer limmortalité
? » écrivez-vous, citant la Gîtâ.
Et vous concluez votre livre par un texte de Sri Aurobindo où
il laisse entendre que la perte du sens profond de lancienne connaissance
de lInde était un passage obligé. « Lesprit
et les idéaux de lInde avaient fini par se retrouver enfermés
dans un moule ». Le « moule » devait-être
brisé...
Nicole Elfi
: On dirait Lâme trouve inlassablement de nouvelles
formes. Et elle a essaimé dans le monde, elle est contagieuse
heureusement. La question est de savoir si lInde daujourdhui
laissera un espace de respiration à son âme pour survivre.
C'est entre les mains du Divin, mais aussi un peu des hommes !
Jaïa
Bharati : Avez-vous dautres projets de
livre à lavenir ?
Nicole Elfi
: Lhistoire et les mythes et légendes qui en découlent
me passionnent. Mais je ne sais pas encore ce quil en émergera.
Jaïa
Bharati : Nicole Elfi, merci de nous avoir
accordé cette interview.
Nicole Elfi
: Merci Laurent !
Nicole
Elfi a pris la route de l'Inde il y a plus de trente ans et y séjourne
depuis, dans le Tamil Nadu. Elle est venue à l'Inde attirée
par l'expérience de Mère et de Sri Aurobindo et a travaillé
à la publication d'oeuvres les concernant ainsi qu'à des
recherches sur la culture indienne.
Vous pouvez la contacter à l'adresse suivante :
Cet essai puise dans une connaissance
intime de la société indienne, mais aussi dans les
inscriptions de lInde ancienne et dans les écritures
sacrées, telles que le Rig-Véda et les Upanishads.
Surgissent enfants, femmes et yogis, dont la voix résonant
à travers les âges nous permet de comprendre les sources
vivantes de lInde et les fondements de cette unique culture
de lêtre.
Éditions Les Belles Lettres, Collection « La Voix
de lInde », 2008, 192 pages, 19 €