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POURQUOI PERPÉTUER DES MYTHES ?Un regard nouveau sur l'histoire ancienne de l'Inde
L'auteur est directeur général
(en retraite) de l'Archeological Survey of India.
Depuis pas mal de temps, les quatre mythes suivants ont obscurci notre vision du passé de l'Inde :
Voyons maintenant comment ces mythes se sont constitués. Au dix-neuvième siècle, F. Max Muller, un érudit allemand, a daté les Védas, par un raisonnement très circonstanciel, à 1200 avant J.C. Supposant que la littérature des Sutras devait avoir existé au cinquième ou sixième siècle avant J.C., il assigna une durée de deux cents ans à chacune des périodes littéraires précédentes, c'est-à-dire à celles des Aranyakas, des Brahmanas et des Védas, et arriva de cette façon à la date de 1200 avant J.C. pour ces derniers. Néanmoins, lorsqu'il fut contesté par ses propres collègues, tels que Goldstucker, Whitney et Wilson, il déclara que sa datation n'était qu'une hypothèse, et confessa : « Que les hymnes védiques aient été composés en 1000 ou 1500, ou 2000, ou 3000 avant J.C., personne au monde ne pourra jamais le déterminer ». Cependant, le côté le plus triste de cette histoire est que ses aveugles successeurs, tant en Inde qu'à l'étranger, s'en tiennent encore aujourd'hui à 1200 avant J.C. et n'osent pas transgresser cette ligne. Qu'il en soit donc ainsi. Le premier quart du vingtième siècle a été témoin de la découverte d'une civilisation totalement inconnue sur le sous-continent Indien, qui a pu être datée du troisième millénaire avant J.C. Baptisée du nom de civilisation harappéenne, ou de l'Indus, ou de l'Indus-Sarasvati, elle est caractérisée, entre autres choses, par un urbanisme systématique avec un réseau de drainage souterrain, par des sceaux finement gravés, une écriture monumentale, un système de poids et mesures évolué, et par une statuaire raffinée. Cependant, des fouilles récentes ont apporté de nouvelles lumières sur plusieurs autres aspects de cette civilisation, qui invitent à porter un nouveau regard sur de nombreux problèmes qui lui sont liés. Des datations au radiocarbone indiquent que ses racines remontent au cinquième millénaire avant J.C. et que son apogée s'établirait entre 2600 et 2000 avant J.C., suivie du début de son déclin. La découverte de la civilisation harappéenne a naturellement conduit à un débat au sujet de ses créateurs. En raison du décret de Max Muller qui établit que les Védas ne sont pas antérieurs à 1200 avant J.C., il a été soutenu que cette civilisation ne pouvait être associée avec le peuple védique. Du fait que l'autre langue majeure parlée sur le sub-continent était le dravidien, on en vint naturellement, à cette époque, à assumer que les créateurs de cette civilisation étaient de langue dravidienne. En 1946, Sir Mortimer Wheeler entreprit de nouvelles fouilles à Harappa et découvrit un mur de fortification autour de l'un des tumulus. Cependant, son interprétation de cette découverte ne fut rien d'autre qu'un simple élan de son imagination. Puisque le Rig Véda se réfère à Indra en tant que « puramdara » (Destructeur de forts), l'idée lui vint d'une « invasion aryenne » qui aurait détruit la civilisation harappéenne et l'aurait faite « disparaître ». Pour renforcer sa thèse, il se référa à certains restes de squelettes découverts à Mohenjo-Daro, dont il soutint qu'ils prouvaient l'évidence d'un massacre par des envahisseurs. Si l'on admet que ces squelettes doivent être associés à un massacre par des envahisseurs, il faudrait s'attendre à ce qu'ils proviennent de la couche la plus récente. Le problème est que ceux-ci ont été découverts à des niveaux variés, certains dans les couches intermédiaires, certains dans la dernière couche, d'autres encore dans les dépôts qui se sont accumulés depuis que le site a été abandonné. Il ne peut donc être question d'un massacre, et le professeur George F. Dales, de l'université de Berkeley en Californie, l'a donc qualifié à juste titre de « massacre mythique ». De plus, s'il y avait eu une invasion, on devrait s'attendre à trouver sur place des armes de combat, de même que quelques traces de la culture matérielle des envahisseurs. Il se trouve qu'il n'en est rien. Par ailleurs, il y a un exemple manifeste de continuité culturelle, non seulement à Mohenjo Daro, mais aussi sur d'autres sites de la culture harappéenne. Dans un commentaire sur cette question, Lord Colin Renfrew (UK) affirme : « Si l'on analyse la douzaine de références aux Sept Fleuves existant dans le Rig Véda, il n'existe rien dans aucune d'entre elles qui me paraisse impliquer une invasion ». Malgré les commentaires de Wheeler, il est difficile de voir ce qui pourrait être particulièrement non-aryen à propos de la civilisation de la vallée de l'Indus. Après une analyse détaillée des données fournies par les squelettes, le professeur Hemphill (USA) déclare : « À propos de la continuité biologique à l'intérieur de la vallée de l'Indus, deux discontinuités peuvent être mises en évidence. La première survient entre 6000 et 4500 avant J.C. La seconde apparaît quelque part après 800 avant J.C., mais en tout cas avant 200 avant J.C. ». Il est donc parfaitement clair qu'aucune nouvelle population n'a pénétré la vallée de l'Indus entre 4500 et 800 avant J.C. Où trouver alors le moindre argument en faveur d'une invasion aryenne vers 1500-1200 avant J.C. ? Venons en maintenant au second mythe, à savoir l'équation « Harappéen = Dravidien ». Il a été prétendu que les envahisseurs aryens avaient chassé les Harappéens, soi-disant de langue dravidienne, vers le sud de l'Inde, mais qu'une petite partie d'entre eux avaient réussi à se maintenir au Baloutchistan, où ils auraient parlé la langue Brahui. De nombreux érudits contestent pourtant que le Brahui soit un langage dravidien. Certains avancent même que les populations parlant le Brahui ont migré vers cette région à l'époque médiévale. De plus, si les soi-disant Harappéens de langue dravidienne avaient été chassés vers le sud de l'Inde, on devrait s'attendre à découvrir des sites harappéens dans cette région. Or le fait est qu'il n'en existe aucun dans les quatre états de langue dravidienne du Sud de l'Inde, à savoir le Tamil Nadu, l'Andhra Pradesh, le Karnataka et le Kérala ! D'autre part, ce que nous trouvons dans le sud à cette époque n'est rien d'autre qu'une culture néolithique. Les tenants de l'équation « Harappéen = Dravidien » attendraient-ils de nous que nous acceptions l'idée que les Harappéens, étant chassés dans l'Inde du Sud, y abandonnent aussitôt leurs habitudes urbaines pour adopter un mode de vie de l'âge de pierre ? Par ailleurs, il a été observé dans le monde entier que lorsque les populations d'origine sont chassées de leur zone d'habitat, certaines des rivières, des montagnes et des villes de cette zone continuent à porter leurs noms d'origine. Ainsi, par exemple, même après que les Européens aient achevé la conquête de l'Amérique du Nord et qu'ils aient donné leurs propres noms à leurs localités, comme New-York, New Jersey, etc., de nombreux noms de villes et de rivières qui avaient été donnés par les anciens habitants, les Indiens d'Amérique, ont été conservés, par exemple Chicago, Massachusett pour les localités, Missouri et Mississippi pour les rivières. Mais dans toute la région autrefois occupée par les Harappéens, il n'existe pas un seul nom de rivière, de montagne ou de cité qui puisse revendiquer une origine dravidienne. Pourquoi ? La réponse évidente est que les Harappéens n'étaient pas un peuple de langue dravidienne. Considérons à présent le troisième mythe suivant lequel l'Helmand, en Afghanistan, serait la Sarasvati du Rig Véda. Cette assertion est complètement erronée. D'après le Rig Véda (RV) 10.75.5, elle se situe entre la Yamuna et la Sutlej (imam me Gange Yamune Sarasvati Sutudri stotam sachata Parusnya). Le RV 3.23.4 dit que la Drishadvati et l'Apaya étaient ses affluents (Drishadvatyam manusa Apayam Sarasvatyam revadagne didihi...). D'autre part, le RV 7.95.2 indique clairement que la Sarasvati s'écoulait depuis les montagnes jusqu'à la mer (ekachetat Sarasvati nadinam suchir yati giribhya a samudrat...). En Afghanistan, il n'existe pas de rivières du nom de Yamuna ou Sutlej, il n'y a pas de Drishadvati ni d'Apaya. De plus, il n'y a pas de mer en Afghanistan. Comment la Sarasvati du Rig Véda pourrait-elle donc se situer dans ce pays ? Ces différentes évidences, positives pour une situation en Inde et négatives pour le cas de l'Afghanistan, tranchent la question : l'actuelle combinaison Sarasvati-Ghaggar, bien qu'asséchée par endroits, représente la Sarasvati du Rig Véda.(voir Figs.1 et 2) ; l'Helmand afghan ne lui correspond en rien. Nous avons établi plus haut que les Harappéens n'étaient pas un peuple de langue dravidienne. Étaient-ils donc le peuple védique parlant le sanscrit ? Les quatre objections suivantes ont été élevées à l'encontre de cette assertion. D'abord les Aryens védiques étaient des « nomades », alors que la civilisation harappéenne était principalement urbaine. Deuxièmement, les Védas font référence au cheval, alors que les Harappéens sont supposés peu familiers de cet animal. Troisièmement, les chariots védiques avaient des roues à rayons, tandis que les véhicules harappéens sont supposés exempt de ce type de roues. Enfin, puisque selon la datation de Max Muller les Védas ne pourraient être antérieurs à 1200 avant J.C., et que la civilisation harappéenne remonte au troisième millénaire, comment ces deux faits historiques pourraient-ils être rapprochés ? Contrairement aux nomades, le peuple védique menait une vie sédentarisée et construisait même des forts. Dans le RV 10.101.8, le fidèle prie ainsi ; « [O dieux] édifiez des forts solides, tels qu'en métal, à l'abri des assaillants » (purahkrinadhvamayasiradhrista). Le RV 4.30.20 se réfère à « une centaine de forteresses en pierre ». Ces forteresses disposaient parfois d'une centaine d'hommes armés (RV 7.15.14 : purbhava satabhujih). Le peuple védique pratiquait le commerce, non seulement sur terre mais aussi au-delà des mers. Le RV 9.33.6 dit « De toutes parts, O Soma, répands-toi pour notre profit en quatre mers emplies de richesses par milliers » (ryah samudranchaturo asmabhyam soma visvata. Apavasva sahasrinah). De plus, les navires utilisés pour le commerce maritime n'étaient pas modestes car certains pouvaient avoir jusqu'à cent rameurs (sataritra, RV 1.116.5).
Le cheval. Dans son
compte-rendu sur Mohenjo Daro, Mackay dit : « Le plus intéressant
des animaux modélisés est peut-être celui que je
tiens personnellement comme une représentation du cheval ».
Wheeler confirme le point de vue de Mackay. Et beaucoup d'autres preuves
se sont accumulées depuis. Une représentation en terre
cuite d'un cheval (Fig.3) a été découverte à
Lothal, de même que des restes fossiles de cet animal. À
propos des restes en provenance de Surkotada, une autorité reconnue
internationalement en matière d'ossements d'équidés,
Sandor Bokonyi (Hongrie), déclare que « la présence
du cheval authentique (Equus Caballus L.) est mise en évidence
par la structure de l'émail des maxillaires et des dents du haut
comme du bas, ainsi que par la taille et la forme des incisives et des
phalanges ». De plus, il existe un certain nombre d'autres sites
harappéens, comme Kalibangan et Rupnagar, où des restes
d' équidés ont été également exhumés.
Venons en maintenant à l'horizon chronologique des Védas. L'établissement harappéen à Kalibangan, dans le Rajasthan, a été abandonné alors qu'il était en pleine maturité à cause de l'assèchement de la Sarasvati voisine. Ce fait a été mis en évidence par des hydrologues Italiens et Indiens, et Raikes, leur chef, a sous-titré avec pertinence son article à ce sujet : « Kalibangan : morte de causes naturelles ». Selon les datations au radiocarbone, cet abandon a eu lieu entre 2000 et 1900 avant J.C.. D'éminents géologues, K Puri et B.C. Verma, ont démontré que la Sarasvati prenait sa source dans les glaciers de l'Himalaya, que son lit avait été bloqué par des mouvements tectoniques dans cette chaîne de montagnes, que son cours s'était donc asséché et ses eaux détournées vers la rivière Yamuna.
Fig. 5. Banawali : roues en terre cuite
avec les rayons en bas relief. Le specimen sur Si l'on rassemble la totalité des preuves fournies par l'archéologie, les datations au radiocarbone, l'hydrologie, la géologie et la littérature, la conclusion suivante semble inévitable : puisque à l'époque du Rig Véda la Sarasvati était un fleuve au cours puissant et que, comme le montrent ces différentes preuves, elle s'est asséchée aux alentours de 2000 avant J.C., le Rig Véda ne peut qu'être antérieur à cette date. Dire de combien doit naturellement être laissé pour l'instant à l'estimation de chacun
Il n'y a aucune vérité
non plus dans le quatrième mythe, selon lequel la culture harappéenne
aurait « disparu ». Ce qui est réellement arrivé
est que la courbe de cette culture, qui a émergé aux alentours
de 2600 avant J.C. et a atteint son apogée dans les siècles
qui ont suivi, a entamé son déclin aux alentours de 2000
avant J.C.. Plusieurs facteurs semblent y avoir contribué. Une
surexploitation provoquant l'épuisement du sol conduisit à
une chute de la production agricole. Il s'y ajouta probablement un changement
climatique vers un surcroît d'aridité. Et, non moins significatif,
un recul marqué des échanges commerciaux, tant à
l'intérieur de la région qu'avec l'extérieur. Le
résultat de tout ceci est que disparut l'abondance qui caractérisait
cette civilisation. Les cités commencèrent à se
dépeupler et il y eut un retour au scénario rural. On
assista donc ainsi, sans aucun doute, à un recul dans le mode
de vie, mais pas à une extinction de la culture elle-même.
Dans mon récent livre, « The Sarasvati flows on »,
j'ai traité de façon complète cet aspect de la
continuité culturelle, en produisant des photographies comparables
des objets harappéens et de ceux du présent. En un mot,
il apparaît que, quel que soit l'aspect de la vie que vous abordez,
vous y trouverez un reflet de la culture harappéenne, que ce
soit en agriculture, dans les habitudes culinaires, le maquillage, les
ornements, les objets de toilette, les jeux des enfants comme des adultes,
les transports routiers ou fluviaux, les contes populaires, les pratiques
religieuses, etc...
Fig. 10. Kalibangan : lingam en terre cuite
avec yoni. Période harappéenne
avancée.
Ce même site, comme ceux de Banawali, Rakigarhi et Lothal, a permis de mettre au jour des « autels du feu » indiquant des rites associés à Agni. Dans l'illustration figurant ici (Fig.12), il y avait à l'origine sept autels du feu, dont certains ont été disloqués par un assèchement ultérieur. On voit à l'arrière un mur orienté nord-sud indiquant que celui qui exécutait le rite devait se tenir face à l'est. On peut voir à l'avant la moitié inférieure d'une jarre dans laquelle des cendres et du charbon de bois ont été retrouvés, ce qui signifie que le feu était préparé pour le prochain rituel. À côté de ces autels, sur la gauche (non visibles sur la figure), se trouvait un puits assorti d'un dallage, suggérant qu'un bain cérémoniel accompagnait le rite. (Ceci reste à tirer au clair, car ces autels du feu n'ont rien à voir avec ceux des Parsis).
Une femme mariée
hindoue a coutume d'appliquer du sindura (vermillon) sur la raie (manga)
de ses cheveux (Fig.14). Bien que cela soit très surprenant,
c'est un fait que les femmes harappéennes faisaient de même,
comme le montrent de nombreuses figurines féminines en terre
cuite (Figs. 15 et 16). Sur ces figurines, les ornements sont peints
en jaune pour indiquer qu'ils étaient en or, les cheveux sont
noirs et une couleur rouge est appliquée au niveau de la partition
des cheveux, indiquant l'usage du vermillon. Même la manière
hindoue de saluer avec un namaste (Fig.17) a son origine dans la culture
harappéenne, comme le montrent certaines autres figurines de
terre cuite (Fig.18).
Fig. 17. L'ex-président de l'Inde, Shri
K.R. Narayanan (à gauche), accueilli d'un namaste
Fig. 18. Harappa : Figure en terre cuite saluant en namaste. Période harappéenne avancée.
Pourquoi et comment ? Rétrospectivement, on est amené à s'émerveiller devant le fait que cette grande civilisation du sub-continent Indien, dénommée harappéenne, ou de l'Indus, ou de l'Indus-Sarasvati, dont les racines remontent au cinquième millénaire avant J.C., existe encore, non comme un aspect fugitif, mais comme un élément vital de notre tissu culturel. Le psychisme indien a manifestement médité ce grand phénomène culturel de « subsistance », et sa quête a trouvé un écho pertinent dans ces mots d'un grand poète et penseur indien, Allama Iqbal :
Le poète dit qu'alors que les anciennes civilisations de Grèce, d'Egypte et de Rome ont disparu de ce monde, les éléments de base de notre civilisation se sont perpétués. Bien que les évènements du monde aient été inamicaux à notre égard au cours des siècles passés, il y a « quelque chose » dans notre civilisation qui a résisté à cette adversité. Quel est ce «
quelque chose », est-ce une force inhérente ? Il repose
sans doute sur le caractère libéral de la civilisation
indienne, qui lui autorise une fertilisation croisée avec d'autres
cultures, sans qu'elle perde sa propre identité. Nous pouvons
à ce propos rappeler les mots du plus grand homme de notre temps,
le Mahatma Gandhi : « Laissez moi tenir mes portes et mes fenêtres
grand-ouvertes, pour que l'air frais puisse pénétrer de
toutes les directions ». Néanmoins, il restait fermement
assis dans sa chambre (l'âme).
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