L'INVASION QUI N'A JAMAIS EU LIEUpar Michel Danino
En Inde, tout écolier
arrive vite à ce moment bien particulier où on lui parle
de ses lointains ancêtres, de leurs origines, leur histoire et
leurs réalisations. Une fenêtre s'ouvre tout à coup,
son horizon étroit s'élargit pour embrasser ces temps
reculés et mystérieux. Être indien semble revêtir
une signification plus vaste mais qui reste, pour longtemps encore,
aussi nébuleuse que ce qu'on lui apprend.
Comment cette théorie
s'est-elle si largement répandue alors même qu'elle est
dépourvue de tout fondement ? Notons tout d'abord qu'elle fut
énoncée au XIXe siècle par des érudits européens
qui ne purent s'empêcher de découvrir des similitudes entre
le sanscrit et le grec ou le latin, renvoyant à un lien ancestral
entre ces langues. Mais en cette époque où l'Empire britannique
se trouvait au sommet de sa gloire et où l'Europe baignait au
soleil de ses nouvelles Lumières, ces fiers savants pouvaient
difficilement admettre devoir leurs langues et leur civilisation à
une Inde plongée dans les ténèbres de l'ignorance
il fallait que ce soit l'inverse. Aussi, l'esprit indien s'était
largement asservi à l'Occident (la situation s'est-elle améliorée
depuis ?), et prêtait plus volontiers l'oreille à ces sommités
menées par le prestigieux Max Müller qu'aux savants et visionnaires
de l'Inde.
Ce
qui frappe à première vue, c'est que la théorie
de l'invasion aryenne, et la réédification artificielle
de l'histoire de l'Inde qui en résulte, est en contradiction
directe avec la tradition indienne. D'abord, aucune écriture
sanscrite (pardon, « aryenne ») ne fait la moindre
référence à une terre mère hors de l'Inde
; bien au contraire, il est clair que le Rig-Véda, le plus ancien
des quatre Védas, ne connaît aucune autre géographie
que celle du nord de l'Inde. On a du mal à imaginer le peuple
védique, si attaché à la terre, ses montagnes,
ses forêts et ses rivières, ne garder dans sa culture aucun
souvenir de leurs soi-disant ancestrales steppes d'Asie centrale. C'est
d'autant plus étrange que le Ramayana, le Mahabharata, les Pouranas
décrivent aussi une civilisation extrêmement développée
qui grandit sur le sol indien au cours des millénaires, ainsi
qu'une Grande Guerre se déroulant vers 3100 av. J.-C. ; on estime
que ces textes sont basés sur une tradition historique (itihasa),
considérablement magnifiée, il est vrai, mais contenant
tout de même un noyau d'historicité. Naturellement, cette
tradition n'est que superstition aux yeux des « invasionistes »,
puisque la civilisation dépeinte dans ces écritures n'a
pu naître que quelques siècles après l'arrivée
supposée des Aryens, c'est-à-dire au cours du Ier millénaire
av. J.-C. La Grande Guerre, par conséquent, est au mieux, selon
un éminent historien indien, la glorification d'une « querelle
locale » entre deux tribus aryennes !
Voyons
maintenant ce que nous dit l'archéologie. Sa première
observation, négative, et sur laquelle tous les archéologues
s'accordent, est qu'il n'y a aucune découverte à l'est
de l'Indus qui corresponde à la thèse d'un peuple aryen
arrivant en Inde. Curieusement, les « envahisseurs »,
dont on dit qu'ils ont balayé une grande partie du territoire
indien, n'ont pas laissé la moindre trace de leur passage
aucun nouveau type de poterie, aucune figurine, aucun outil ou autre
objet, et surtout aucune trace de destruction des cités harappéennes
ne vient indiquer la discontinuité culturelle qu'exigerait l'arrivée
supposée des Aryens. Pour cette raison, la plupart des archéologues
(américains tels que G.F. Dales, Jim Shaffer, J.M. Kennoyer,
français tel que Jean-François Jarrige, et de nombreux
Indiens) ont rejeté la théorie de l'invasion aryenne,
également parce qu'elle contredit la longue continuité
de la civilisation indienne dont témoigne les trouvailles archéologiques.
Ce n'est pas tout. Le Véda, comme l'on sait, se répand en éloges sur la Sarasvati, rivière depuis longtemps perdue. Or elle a été retrouvée ou plutôt son lit asséché, dépisté depuis quelques dizaines d'années par les géologues et archéologues, et avéré par la photographie par satellite. Elle descendait de l'Himalaya pour atteindre les plaines près d'Ambala au Penjab, puis traversait le Rajasthan jusqu'au golfe de Kachchh, se jetant dans la mer d'Oman. Sa course était sensiblement parallèle à celle de l'Indus, mais plus au sud. C'était de fait un fleuve imposant, de six à huit kilomètres de large, dont la Satlej et la Yamuna furent en un temps les affluents. Des études précises ont montré que la Sarasvati changea plusieurs fois de cours avant de s'assécher définitivement vers 1900 av. J.-C. Il se trouve que sa situation, ses caractéristiques physiques, et même les étapes de son assèchement, sont décrites dans le Rig-Véda, le Mahabharata et plusieurs Puranas écritures que la théorie de l'invasion aryenne date de force plusieurs siècles après la disparition de la Sarasvati ! Qui plus est, des centaines de sites harappéens ont été découverts le long de son cours (beaucoup plus que sur les rives de l'Indus) ; cette concentration, selon l'archéologue Dilip Chakrabarti « est le signe certain que la langue de cette civilisation était une forme archaïque du sanscrit ». Une fois encore, le lien entre harappéen et védique se voit confirmé.
Allons
maintenant faire un tour à Dwaraka, la ville légendaire
du dieu Krishna, à l'extrême pointe du Saurashtra dans
le Gujerat. Légendaire ? Dans les années 1980, la découverte
sous-marine de murs massifs mit en évidence l'existence d'un
port antique très important, qui était la porte du sous-continent.
Cela vint corroborer l'histoire de la disparition de la ville de Krishna
sous les eaux, considérée jusque-là comme un « mythe »
du Mahabharata, épopée « aryenne »
dans laquelle Krishna joue un rôle central. Les ruines de Dwaraka
sont pour le moment datées au carbone 14 aux alentours de 1500
av. J.-C., ce qui ne correspond pas à l'époque traditionnellement
attribuée à l'ère de Krishna, vers 3100 av. J.-C.
(suggérons toutefois que des fouilles plus poussées pourraient
révéler des vestiges plus anciens). Quoi qu'il en soit,
cette date « récente » est incompatible avec
une arrivée de tribus primitives aryennes dans le sous-continent
vers la même époque. Ou alors, si Dwaraka était
un développement tardif de la civilisation harappéenne
(et « préaryenne » selon la vieille théorie,
ne l'oublions pas), qu'advient-il du lien entre celle-ci et le dieu
« aryen » Krishna, ou, tout au moins (si l'on
nie à Krishna l'honneur d'une existence physique) avec le Mahabharata
? Cette énigme créée artificiellement par la théorie
aryenne serait-elle la raison pour laquelle la redécouverte par
S.R. Rao de la Dwaraka antique n'a pas attiré le même degré
d'attention que la Troie antique de Schliemann ?
Les
avocats de la théorie de l'invasion aryenne se retrouvent dans
une position semblable à celle des astronomes géocentriques,
lesquels étaient obligés d'assigner des orbites extrêmement
compliquées et anormales aux planètes pour continuer à
les faire tourner autour de la terre. Nos « invasionistes »
ne craignent pas de s'enfermer dans des anomalies analogues, pourvu
qu'ils puissent d'une manière ou d'une autre préserver
l'origine non indienne de la civilisation de l'Inde, et la chronologie
tronquée qui en résulte. Mais pour peu que l'on regarde
les choses sans a priori, en prenant en compte les preuves tangibles,
le tableau de l'Inde ancienne qui émerge est celui d'une continuité
à travers les âges : la période védique précédant
ou coïncidant avec la civilisation de l'Indus, suivie de la civilisation
du Gange. Il demeure, il est vrai, beaucoup à intégrer
dans cette nouvelle perspective, et bien davantage encore à découvrir,
mais on respire déjà un peu mieux. Pourquoi, pourrait-on se demander enfin, tant se soucier de démystifier une théorie sur un passé si lointain ? Précisément parce qu'elle nie ce passé. Parce qu'elle fait du Véda un fatras de superstitions presque dépourvu de sens, concocté par des barbares primitifs. Parce qu'elle bafoue ce qui a été la source de la vie et de la force spirituelle de l'Inde depuis des millénaires. Et parce que le passé n'est jamais passé, jamais mort, et qu'il détient souvent la clef de l'avenir.
Michel Danino
(Michel Danino vit en Inde depuis plus de vingt-cinq ans. Il a traduit et dirigé plusieurs ouvrages en anglais au sujet de Sri Aurobindo et de Mère, et donne de nombreuses conférences sur la culture indienne dont plusieurs ont été publiées. Il est également l'auteur d'un livre sur le problème aryen du point de vue indien, « The Invasion That Never Was ». En 2001, Michel Danino a réuni le « Forum International pour l'Héritage indien », avec 160 éminentes personnalités indiennes.)
* Pour plus de details, consulter : The Politics of History de N. S. Rajaram (Delhi, Voice of India, 1995), Update on the Aryan Invasion Debate de Koenraad Elst (New Delhi, Aditya Prakashan, 1999), et The Invasion That Never Was de Michel Danino.
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