Les
deux premiers chapitres de ce livre reprennent les introductions que
nous avions écrites pour la réédition en Inde de
deux ouvrages considérés comme des classiques, intitulés
tous deux La vie de Mahomet, l'un écrit par le Professeur
D.S. Margoliouth en 1900, et l'autre, qui lui est antérieur,
de Sir William Muir. Ce furent toutes deux des études novatrices
en leur temps et aujourd'hui encore elles demeurent sans rivales dans
leur manière de traiter le sujet. Comme on ne peut étudier
la vie de Mahomet sans étudier l'islam, ces deux livres sont
en même temps d'excellentes études de la religion créée
par le prophète.
Ces deux
auteurs souffrent cependant du même défaut : ils ont étudié
leur sujet du point de vue du christianisme occidental, Muir, d'ailleurs,
le faisant consciemment et franchement ; ils ont négligé
le point de vue païen, en particulier celui des Arabes, premières
victimes de la nouvelle idéologie. L'objet de ces introductions
était de combler cette lacune, ou, du moins, de la mettre en
évidence puisque les hindous utilisent les travaux de l'érudition
chrétienne occidentale en l'absence de travaux de recherche hindous.
Nous avons également essayé, dans ces introductions, de
considérer christianisme et islam sous l'angle du paganisme en
général, ainsi que dans la perspective globale de la spiritualité
hindoue.
Les chapitres
qui suivent étudient le même problème sous des angles
divers. Ils examinent plus complètement certains points qui n'étaient
que brièvement mentionnés dans les chapitres précédents
et apportent de nouveaux éléments et des informations
supplémentaires : nous parlons des Messies, des Sauveurs et des
Prophètes ; nous parlons de l'idéologie de l'iconoclasme,
des missions et du « djihad » [guerre sainte
de l'islam] ; nous parlons des spiritualités prophétiques
et des spiritualités yoguiques ; nous étudions les samâdhis
[transes] yoguiques et les samâdhis non-yoguiques, et nous observons
la manière dont les révélations, les dieux et les
codes éthiques sont présentés dans chacun de ces
deux courants. Nous examinons aussi à la lumière du Yoga
le Dieu prophétique et sa révélation.
En dépit
de l'opinion défavorable que le christianisme a de l'islam, il
le voit cependant comme un partenaire jusqu'à un certain point
; il apprécie le rôle de l'islam dans la mesure où,
selon lui, il purifie le monde de « la souillure grossière
de l'idolâtrie » car c'est ainsi que ces deux
religions qualifient toutes les autres religions passées ou présentes.
Cette sympathie provient de ce que, malgré une longue histoire
de conflits, elles ont toutes les deux une perspective et des prémisses
idéologiques communes.
Au cours de leur
existence, ces deux idéologies ont activement et systématiquement
persécuté les nations païennes, leurs cultures et
leurs religions, mais comme l'histoire a été écrite
du point de vue des vainqueurs, c'est ce point de vue qui domine dans
la manière de considérer les victimes. N'acceptant pas
les critères de jugement imposés par les vainqueurs, nous
avons essayé ici de les analyser du point de vue du paganisme
et, en particulier, du point de vue de la spiritualité hindoue.
Nous parlons avec sympathie et respect non seulement des païens
d'Amérique et d'Afrique, mais aussi de l'ancien paganisme d'Égypte,
de Grèce, de Rome, d'Europe, d'Iran, de Syrie, et de l'Arabie
d'autrefois. C'est en soi une démarche inusitée car, grâce
au triomphe des religions monolâtres qui n'hésitent pas
à calomnier les religions de leurs voisins tout autant que celles
de leurs propres ancêtres, la façon dont on les voit habituellement
a été totalement pervertie. Mais ceci doit changer. Une
humanité en quête d'un vrai progrès ne peut vivre
avec un passé pareillement noirci. Ce passé doit être
aussi glorieux que l'avenir qu'elle espère.
Un peu partout
dans le monde apparaît aujourd'hui une conscience nouvelle. De
nombreux peuples se mettent à découvrir ce par quoi ils
sont passés et combien ils ont perdu de leur héritage.
Ils commencent aussi à réaliser que les religions qu'ils
pratiquent leur ont été imposées, qu'ils appartenaient
autrefois à une culture spirituelle différente dont l'orientation
était autre et qui était établie sur une base plus
profonde et plus large. L'intensification de cette prise de conscience
amène bon nombre de ces peuples à essayer de sortir des
espaces confinés où on les a enfermés afin de retrouver
leur identité perdue. Ils sont également à la recherche
d'une spiritualité plus satisfaisante. C'est là où,
probablement, l'hindouisme peut les aider, car il a lui-même survécu
à un grand nombre d'attaques aussi bien physiques qu'idéologiques
et il garde encore dans ses profondeurs les traditions, les intuitions
et la connaissance spirituelles que d'autres nations ont oubliées
; l'hindouisme est, de ce fait, en mesure d'aider ces nations à
retrouver leurs racines religieuses et leur identité perdues.
La famille
hindouisme-bouddhisme représente pour l'homme non seulement une
continuité avec son passé mais aussi la vérité
la plus intime de son âme c'est l'exposé le plus
exhaustif qui soit et la formulation la plus complète qui soit
de la « philosophia perennis », la philosophie
éternelle, le Sanâtana Dharma. Il peut donc aussi combler
l'aspiration humaine à une religion plus profonde.
Préface supplémentaire pour cette édition
Il
y a déjà quelque temps que ce livre a été
publié. On ne s'attendait pas à ce qu'il ait un effet
retentissant et immédiat. Son influence devait s'exercer en profondeur,
lentement mais régulièrement. Il a répondu à
cette attente et les lecteurs sérieux l'ont bien accueilli. Il
aide les hindous à prendre conscience d'eux-mêmes et à
se comprendre. Il leur ouvre une nouvelle perspective en leur montrant
comment ils se situent par rapport aux autres cultures religieuses,
passées et présentes. « C'est une bénédiction
pour l'hindouisme », a déclaré Swami Prakasanandendra
de Hyderabad.
C'est aussi
une aide pour ceux des non-hindous qui ont commencé à
adopter la spiritualité orientale : le livre leur montre que
loin d'embrasser quelque chose d'exotique, ils ne font en cela que s'engager
dans un chemin de découverte intérieure, à la fois
au niveau personnel et pour leur peuple.
Certains
lecteurs européens ont accueilli ce livre avec sympathie par
souci d'honnêteté intellectuelle. Ils estiment qu'un regard
oriental critique sur l'islam et le christianisme faisait cruellement
défaut, que le livre répond à ce besoin et corrige
un déséquilibre ancien. Koenraad Elst, chercheur belge,
l'a accueilli comme « l'une des premières tentatives
pour évaluer, d'après les critères de la spiritualité
hindoue, les religions conquérantes du monde », et
il voit sa publication comme « un événement
majeur ». Elle signale, dit-il, « l'émergence
d'un hindouisme qui a perdu ses complexes et n'éprouve plus le
besoin de s'excuser. » Selon David Frawley, chercheur américain,
« il s'agit de l'étude la plus révélatrice
et la plus complète à ce jour des religions occidentales
selon la perspective hindoue. » Le Great Books Club de Houston
l'a sélectionné comme le meilleur livre du mois de mars
1995.
D'aucuns
l'ont perçu comme « un livre de combat ».
Nous espérons qu'il livrera son combat en éclairant les
choses, non pas en suscitant des controverses, et d'une façon
telle qu'il n'y ait pas de perdants.
On a pu
observer d'autres réactions, mais ici nous nous contenterons
de mentionner celles qui touchent à la personne de Jésus.
Certains lecteurs européens, tout en acceptant entièrement
la vision critique du christianisme proposée dans le livre, auraient
néanmoins préféré une façon différente
d'approcher Jésus, moins « tranchante »,
plus favorable. Le christianisme historique n'a pas été
fidèle au vrai Jésus, arguent-ils, or, dans ce livre,
nous n'avons parlé que du Christ « fabriqué
par l'Église » ou de « ce qu'en a fait
cette horrible Église ». Ils soutiennent implicitement
qu'il y a un Jésus vrai et historique, différent de la
caricature à laquelle on donne maintenant son nom et
aussi, probablement, un vrai christianisme.
Nous respectons
leurs sentiments sans nécessairement partager leur point de vue,
mais qu'il nous soit permis de souligner que la recherche d'un vrai
Jésus et d'un vrai christianisme qui lui correspondrait
n'était pas l'objet de cette étude. Nous nous sommes basés
sur la manière dont l'un et l'autre sont présentés
par leurs porte-parole les meilleurs. L'ignorer et s'engager dans une
ligne de recherche différente eût été irréaliste.
Quant à
l'historicité de la personne de Jésus, elle a fait l'objet
de discussions passionnées parmi les chercheurs chrétiens,
lesquels ont émis les opinions les plus diverses. Ils ont trouvé
dans les Évangiles des récits contradictoires sur tout
ce qui touche à Jésus : naissance, lignée, famille,
rôle, mort. Certains ont découvert que, si l'on exclut
les miracles, les Évangiles ne rapportent que huit journées
dans la vie de Jésus. Du coup, en désespoir de cause,
nombreux sont ceux qui, abandonnant la recherche d'un Jésus historique,
se basent de plus en plus sur un Jésus de la foi.
En ce qui
nous concerne, cela ne pouvait être l'objet de notre recherche.
La spiritualité hindoue s'intéresse à ce qui est
non-personnel (apaurushéya) et éternel (sanâtana),
et non à des personnages historiques. Dans cette approche, ce
n'est pas en étant historique qu'un personnage acquiert une signification
spirituelle ; l'hindouisme s'intéresse à la vérité
psychique et spirituelle, au-delà de la simple historicité
et biographie. Sages et philosophes d'âges différents s'accordent
pour nous dire que le simple historique est loin d'être le réel.
Certainement pas le réel satyam [vérité]
des Upanishads, que recherche une âme éveillée.
D'ailleurs,
le christianisme lui non plus ne s'est pas satisfait d'un Jésus
simple personnage historique et il a tenté de le métamorphoser
en une figure de Christ. Que cette figure n'ait pu devenir suffisamment
lumineuse, suffisamment riche et variée en contenu psychique,
et ait échoué à être le véhicule d'une
spiritualité adéquate, c'est autre chose. Cela est dû
aux limitations inhérentes à la foi chrétienne
et à sa théologie. Son manque d'intériorité,
son exclusivisme et son étroitesse se reflètent dans tous
ses symboles et toutes ses créations ; une spiritualité
pauvre, limitée, ne peut projeter et soutenir des symboles et
des concepts riches sur le plan psychique.
Si, malgré
cela, le christianisme continue à insister sur un personnage
historique pour sauveur, libre à lui. Mais qu'il s'en contente
pour lui-même et ne décrète pas unilatéralement
que tous doivent s'en satisfaire. Il ne doit pas se sentir obligé
de l'imposer au reste du monde.
Autre objection
dans la même ligne : on nous a reproché de parler en même
temps de Jésus et de Mahomet, de « mettre directement
en parallèle le petit Mahomet et Jésus », alors
que « au niveau de l'expérience originelle il n'y
a pas de comparaison entre les deux. » À cela, nous
répondons que nous sommes conscient des différences entre
les deux personnalités et les deux contextes, et nous ne les
comparons pas. Par contre, les religions qu'ils ont fondées ont
en commun certaines idées de base, c'est pourquoi nous devions
les examiner ensemble. On pourrait bien sûr les classer différemment
si le contexte était différent.
Les écrivains
hindous ont quelquefois critiqué le christianisme mais cela n'a
jamais été bien loin. Le plus souvent ils ont reproché
aux pouvoirs européens leur colonialisme et le fait de ne pas
être suffisamment chrétiens. Cet ouvrage-ci est de nature
différente. Il débat du christianisme (et de l'islam),
de ses doctrines et de ses concepts les plus profonds, et il les examine
à la lumière des yogas et de la spiritualité hindoue.
C'est ce qui fait de ce débat un débat important et quelque
chose qui diffère de ce qui s'est fait précédemment
en termes de critique.
Mais soyons clairs.
Nulle part dans cette étude nous n'avons essayé de présenter
un christianisme de tares, de déficiences et d'adjonctions, et
de le juger en fonction de cela. Au contraire, nous l'avons pris dans
ce qu'il a de meilleur ou dans ce qu'il regarde comme le meilleur de
lui-même. Nous avons examiné son evangelium et ses
idées les plus profondes sur l'homme et la divinité, son
dieu unique qui se veut supérieur aux Dieux multiples
des autres et qui se révèle au travers d'un seul
intermédiaire privilégié dans une seule révélation
historique ses doctrines d'une vie unique, un jugement unique,
un livre unique ses doctrines de la nature essentiellement pécheresse
de l'homme, du péché et du salut par personne interposée.
Nous avons examiné toutes ces doctrines et nous avons découvert
qu'elles s'opposaient à l'approche spirituelle de l'Orient et
qu'elles répugnaient en réalité à la sensibilité
spirituelle plus profonde de l'homme.
En Inde,
il est de mode dans certains milieux de chercher des ressemblances
entre les différentes religions. L'intention est bonne mais cela
ne suffit pas. Cet exercice a déjà prouvé son insuffisance
sur le plan intellectuel et il n'apporte rien sur le plan spirituel
; il est devenu forcé et artificiel et a engendré le manque
de discrimination, aviveka. Il sert à protéger
et promouvoir, au nom de la synthèse, certaines idéologies
discréditées. Ce n'est pas comme cela qu'on peut servir
la vérité et encourager une compréhension authentique.