En republiant la traduction d'un roman
fondateur de la littérature indienne, les éditions du
Serpent à plumes sortent ce chef-d'uvre d'intelligence
poétique et de narration romanesques du cercle des spécialistes.
Son auteur, Bankim Chandra Chatterji (1838-1894), qui avait reçu
une double éducation, indienne et anglaise, et s'était
nourri de philosophie et de littérature occidentales, tout en
puisant aux sources mythologiques des multiples cultures de son pays,
jetait un pont entre plusieurs genres. Son livre, paru d'abord en revue
en 1881-1882, allait connaître plusieurs éditions. Après
sa mort, en même temps que sa version poétique du Vande
Mataram, qui sert de contrepoint lyrique à tout le récit,
et qui fut mis en musique par Rabindranath Tagore, ce roman sera utilisé
comme l'expression symbolique du nationalisme indien. Traduit en anglais
par Sri Aurobindo, Le Monastère de la félicité
connaîtra une grande fortune politique et littéraire, malgré
ses connotations très religieuses, qui allaient à l'encontre
de l'idéal laïque de l'Inde indépendante. Son auteur
fut surnommé par ses compatriotes « rishi »,
le voyant.
Comme le classique italien presque contemporain
à quelques décennies près, les Fiancés,
de Manzoni, Le Monastère de la félicité,
pour décrire son époque en décrit une autre et
remonte dans le temps. C'est-à-dire que son auteur situe l'action
un siècle plus tôt, au moment de la révolte des
sannyasins (les renonçants) qui, dans un Bengale détruit
par la famine et par les collecteurs d'impôts, tout comme dans
la France prérévolutionnaire, tentent de s'opposer à
la fois aux musulmans et aux oppresseurs anglais. Le roman raconte la
double histoire d'un jeune couple et d'une femme qui se travestit en
homme pour rejoindre son mari et décider finalement de vivre
en ascète, tout en accompagnant la lutte des renonçants
contre les Anglais. Personnages symboliques, ils sont pourtant plongés
dans des situations politiques et historiques très précises.
L'effet poétique du roman tient au naturel délicieux de
ce passage d'un lyrisme métaphorique à des sentiments
humains très réalistes ou à des circonstances historiques
qui permettent des descriptions de batailles, des affrontements politiques.
Les romans poétiques, assez rares
dans les histoires littéraires, sont des passerelles qui jouent
un rôle politique parfois involontaire. La longue préface
de la traductrice offre non seulement une mine de renseignements sur
la genèse du livre et ses variantes (la fin ambiguë du roman
paraît en effet être une sorte de défaitisme face
à l'inéluctable colonisation britannique et une justification
par le dharma du peuple indien), mais de multiples interprétations
des scènes extrêmement fortes.
Bien entendu, on peut reprocher à
Chatterji d'avoir opté, comme du reste l'avait fait Manzoni,
pour des personnages simplifiés. Ils ne sont pas caricaturaux,
mais ils sont simples, habités par des sentiments élémentaires.
Cette simplification est toutefois compensée par le climat onirique
de la narration : non seulement dans les rêves qui sont racontés,
mais aussi dans quelques scènes d'une extrême violence
tempérées par un relatif humour. Une des plus belles pages
du livre décrit la fin d'une bataille où la belle Shanti,
guidée par une sorte d'apparition fantomatique, cherche et trouve
le corps agonisant de Jivananda, l'homme qu'elle aime d'un amour désormais
sublime et chaste.
Le destin des deux femmes qui occupent
une grande place (Kalyani, la jeune femme du héros Mahendra,
qui est tenue pour morte et croit elle-même sa fille morte, et
cette Shanti, figure de guerrière travestie, telle que les littératures
épiques les ont toujours aimées) montre que l'écrivain
n'avait pas en tête d'écrire un livre strictement politique
et guerrier. Le fond religieux revendique le principe du renoncement
et le rejet de tout fanatisme. Détestation du pouvoir, refus
de la possession individuelle et même méfiance à
l'égard de tout accomplissement terrestre. La dévotion
même est rendue suspecte par ceux qui la pratiquent : au moment
de son initiation, Mahendra est interrogé par son maître
sur sa vénération de Krishna. Il répond : « Ce
que je crois être de la dévotion peut être de l'imposture
ou bien une façon de me tromper moi-même. »
Le roman se termine sur une vision mystique de transfiguration, affranchie
de toute contingence. L'Histoire alors se retire du roman qu'elle a
passagèrement hanté.
René de Ceccatty
Editions
Le Serpent à plumes, « Motifs »
