La
fin des comptoirs français en Inde (1947 - 1954)
La Conférence
de Genève
et les Établissements français en Inde
Depuis longtemps nous
étions intrigués par la remarque que nous avait faite
un jour un collègue connaissant bien François Baron, lancien
Gouverneur des Indes françaises. Dans les années soixante-dix,
Baron aurait mentionné en passant : « Le sort des
comptoirs sest joué à la Conférence de Genève
et cétait un deal (un
marché) entre Mendès France et Nehru. »
Cette phrase était restée
dans un petit coin de notre mémoire et nous avons souvent pensé
quil serait intéressant dessayer délucider
cette réflexion de lancien Gouverneur.
Mais il nous faut revenir un peu en arrière
pour comprendre les enjeux et le déroulement de la Conférence
sur lavenir de lIndochine, réunie à Genève
à la fin davril 1954.
Même si lInde n'y participait
pas directement, elle se sentait concernée à beaucoup
dégards. Nehru pensait que cétait le sort
de lAsie qui se jouait à Genève : soit les pays
comme le Vietnam obtenaient finalement leur « libération »,
soit le conflit reprenait de plus belle, et cela avait de fortes chances
daboutir, selon lui, à une guerre nucléaire dans
laquelle toute lAsie serait impliquée.
Il ne faut pas oublier que la semaine
même où débutaient les pourparlers à Genève,
lInde et la Chine signaient le fameux accord du Panch Sheel dont
nous avons déjà parlé.
Cet accord, basé sur les cinq principes
de co-existence, devait, pour Nehru, révolutionner les rapports
entre les nations asiatiques. Après laccord sino-indien [1],
Nehru pensait que tous les pays asiatiques, à commencer par la
Birmanie et lIndonésie, signeraient entre eux des accords
bi-latéraux similaires et que lAsie pourrait progressivement
devenir une zone de paix au milieu de la guerre froide.
Cela explique lintérêt
du Premier ministre indien pour les pourparlers de Genève. Ce
serait aussi sûrement, pensait-il, une occasion de rencontrer
les dirigeants français et de régler le contentieux franco-indien.
La bataille de Dien Bien Phu faisait rage [2].
Nétait-il pas plus facile de négocier avec une France
affaiblie ?
Bien que l'Inde n'eût pas été
invitée officiellement, Nehru envoya souvent à Genève
Krishna Menon, son représentant aux Nations unies, pour prendre
le pouls de la Conférence et éventuellement proposer les
services de lInde comme médiateur (et plus tard comme observateur
neutre).
Le 27 mai, Georges Bidault, le ministre
français des Affaires étrangères écrivait
dans un télégramme, après une entrevue avec Menon
: « Lenvoyé de M. Nehru navait aucun plan
à présenter. Il était surtout chargé de
faire savoir que lInde accepterait éventuellement denvoyer
des contingents militaires pour participer au contrôle dun
armistice en Indochine. » Bidault devait tout de
même dire au représentant américain Bedell Smith
: « Le principe dune participation indienne soulèverait
sans doute des objections de notre part [3]. »
Nous verrons que ces objections disparaîtront
très rapidement par la suite.
Une semaine plus tard, Bidault rencontrait
à nouveau Krishna Menon et, après une discussion sur le
problème des modalités du regroupement de forces au Vietnam,
qui était la question la plus difficile à résoudre
avant de pouvoir aborder la question du contrôle, Menon insista
beaucoup sur limportance dun cessez-le-feu immédiat,
sur lequel Bidault nétait pas daccord. La France
ne pouvait pas abandonner le Laos et le Cambodge, et la France naccepterait
jamais de préalable « politique » de la
part du Viet Minh.
À la fin de lentretien, la
question des Établissements français fut abordée,
mais Bidault coupa court à toute discussion : « Je
lui ai demandé de comprendre quun pays qui connaît
les difficultés que la France affronte actuellement nest
pas en mesure, ni en disposition de faire de grandes concessions. »
Menon, rapporte le Ministre français, ninsista pas sur
ce sujet. Bidault conclut lentretien
en disant au représentant indien que si le problème du
regroupement pouvait être résolu par les militaires des
pays concernés, « cétait peut-être
lInde qui détenait la clef du problème du contrôle
international de larmistice [4]. »
Il faut quand même rappeler que
des négociations sur lavenir des Établissements
sétaient ouvertes à la mi-mai à Paris. Conduites
par B.K.Nehru, le Secrétaire général du ministère
des Affaires extérieures, et Guy de la Tournelle, son homologue
au Quai dOrsay, elles étaient de « petites négociations »,
comme dit Chaffard dans ces Carnets secrets de la décolonisation,
les « grandes » négociations de Genève
absorbant toute lénergie de la diplomatie française.
Sans volonté daboutir et
sans direction politique, ces pourparlers à Paris navaient
que peu de chance de se conclure positivement. Il restait aux bureaucrates
de discuter de questions techniques. Les négociations échoueront
le 4 juin, la France nétant pas daccord pour transférer
les comptoirs sans référendum et nacceptant pas,
dautre part, que la police soit sous contrôle indien pendant
une période de transition.
Deux jours après cet échec,
à loccasion dune nouvelle entrevue (6 juin) entre
Bidault et Menon au sujet de la commission de contrôle de larmistice,
Menon devait déplorer lajournement des pourparlers de Paris
et le fait que limportance de cet échec ait été
exagérée. Bidault se borna à suggérer que
lInde navait peut-être pas bien choisi son négociateur.
Bien quil fût clair que cétait
au camp français de prendre linitiative, on continuait
à tergiverser [5],
pendant que la maison brûlait dans les comptoirs qui se « libéraient »
lun après lautre.
À partir de là, les choses
allaient saccélérer. Le gouvernement Laniel tombait
ce même 6 juin et une dizaine de jours plus tard, Pierre Mendès
France prenait les rênes à Genève en tant que Président
du Conseil et ministre des Affaires étrangères. Nehru
sen réjouit immédiatement. Il écrivait le
22 juin dans une de ses lettres aux Premiers ministres dÉtat,
« La nomination de M. Mendès France en tant que Premier
ministre français est un développement très important. »
Un peu plus loin, il expliquait ainsi
la situation en Indochine et à Pondichéry :
« Il y a un nouveau gouvernement en
France et un nouveau Premier ministre, dont lapproche sera sans
doute différente de ce que nous connaissons. Et puis il y a
la question indochinoise, avec laquelle nous sommes assez indirectement
connectés. Cest pour cela que nous ne
voulons pas prendre de mesures en ce qui concerne Pondichéry,
car au lieu daider, cela pourrait créer beaucoup d'obstacles
de différentes sortes [6]. »
Outre la venue de Mendès
France, un autre facteur allait jouer un rôle crucial dans la
Conférence de Genève et aider indirectement à trouver
une solution pour les possessions françaises en Inde : cest
la proximité de lInde et la de Chine. La visite de Zhou
Enlai en Inde, en particulier, et les cinq longues discussions qu'il
eut avec Nehru entre le 25 et 27 juin discussions portant sur
toutes les questions mondiales, mais surtout sur le problème
indochinois est à noter. Il y avait clairement une grande
intimité et identité de vue entre les deux Premiers ministres.
Pour les Chinois, ce contact avec Nehru
était une façon de gagner la crédibilité
et lacceptation dont ils avaient tant besoin. Se
posant comme intermédiaire entre la Chine et Ho Chi Minh dun
côté et les puissances occidentales de lautre, Nehru
(et Menon, son arrogant compère), seront vite reconnus comme
des interlocuteurs incontournables quand il sera question de la Commission
de contrôle pour larmistice [7].
Krishna Menon, qui ne sentendait
pas avec beaucoup de ses collègues diplomates, avait un faible
pour Hoppenot, lambassadeur français à New York,
auquel il avait lhabitude de faire ses confidences. Ce dernier
faisait dailleurs remarquer : « Les confidences de
M. Krishna Menon présentent un grand intérêt. Elles
complètent utilement les informations que nous recueillons par
ailleurs et je verrais avantage à ce que ces épanchements
ne se tarissent point [8]. »
Il indiquait que Menon lui paraissait mieux instruit des tendances russes
et chinoises que des réserves américaines.
Menon continua à rencontrer régulièrement
Hoppenot et le 1 juillet, lambassadeur français nous dit
: « Au cours dun entretien, qui ne
fut guère quun monologue de sa part, le délégué
indien a insisté sur la nécessité pour les négociateurs
de faire preuve de la plus grande largesse de vue possible [9]. »
À la fin de son long sermon, Menon
mentionna que son gouvernement avait relâché depuis quelques
jours sa pression sur Pondichéry et quil pensait que le
gouvernement français sen était aperçu. « Nous
ne renonçons à aucune de nos revendications, mais nous
ne voulons pas ajouter aux difficultés actuelles de Mendès
France. »
Mais les choses saccéléraient
et la date fatale fixée par Mendès France approchait à
grands pas. Robert Buron, un libéral du MRP qui avait été
nommé ministre de la France doutre-mer, avait de la sympathie
pour les peuples des colonies. Il voulait trouver une solution pour
les comptoirs le plus rapidement possible. Le 23 juin, il eut une première
réunion avec Guérin de Beaumont, le nouveau Secrétaire
dÉtat aux Affaires étrangères. Ils étaient
daccord : une reprise des négociations était nécessaire
à un moment où lInde risquait de jouer un rôle
important dans laprès-Conférence de Genève.
Mendès France, de Genève,
donna immédiatement son accord pour rouvrir des négociations,
dautant plus que la situation dégénérait
très vite sur le terrain. Après la chute de Yanaon, cest
Mahé qui risquait dêtre « libérée »
par les Indiens. Ostrorog, lambassadeur à Delhi avait été
très clair : si on voulait reprendre les négociations,
il fallait prendre un engagement très précis sur la date
et les modalités du transfert des Établissements à
lUnion indienne.
Le 6 juillet, le Conseil du cabinet décidait
donc daccepter la proposition de Buron basée sur le rapport
dOstrorog. Ce projet devrait cependant recevoir
des garanties culturelles et économiques suffisantes avant quun
transfert de facto ne puisse avoir lieu, et il serait suivi dune
ratification ultérieure [10].
Le 12 juillet, Mendès France eut
un très long entretien avec Krishna Menon à Genève.
« Rien de substantiel ne peut être retenu de ces conversations,
qui ont consisté essentiellement en monologues de la part de
lhomme dÉtat indien, à leffet de nous
faire connaître son opinion sur les grands problèmes mondiaux. »
écrira le Président du Conseil français. Durant
lentretien, Menon défendit le Vietminh et les Chinois dont
« les sentiments nationalistes lemportaient de loin
sur lidéologie communiste. » Comme à
son habitude, Menon nétait que « sarcasme pour
lincompréhension de la politique américaine. » Encore une fois, Menon
termina lentrevue avec la question des Établissements,
mais il affirma que son « gouvernement nétait
préoccupé actuellement que du rétablissement de
la paix en Indochine, et quil ne songeait pas en conséquence
à nous entretenir de Pondichéry, ni du Maroc ou de la
Tunisie [11]. »
Dans le même télégramme,
Mendès France rapporta tout de même quAntony Eden
considérait avec suspicion les activités de Menon. Il
se garda bien de signaler au représentant indien quun accord
de principe pour le transfert des comptoirs avait été
pris une semaine plus tôt. Il était plus sage pour la France
dattendre la fin de la Conférence pour lannoncer.
Trois jours plus tard, Deschamps, ladministrateur
de Mahé, accompagné de deux gendarmes, quittait son poste
sur un navire marchand. Une heure après son départ, le
drapeau indien flottait sur la Résidence. Ladministration
était reprise en main par un Comité composé de
la plupart des « rebelles » qui avaient participé
à linsurrection de 1948 [12].
Il ne restait plus que deux comptoirs. Il était vraiment temps
pour la France de trouver une solution.
Le 18 juillet Mendès France écrivit
à Buron quil navait pas encore eu loccasion
daborder le sujet avec Menon. Mais la pression montait, non seulement
à Genève, mais aussi à Karikal.
La signature de laccord de Genève
Cest finalement
à l'aube du 21 juillet que laccord sur lIndochine
devait être signé, juste à temps pour respecter
la date que le Président du Conseil français sétait
fixée pour arriver à un accord. Mendès France avait
gagné son pari.
Le lendemain matin à Delhi, Nehru
apprenait la bonne nouvelle, il envoya immédiatement un télégramme
à son cher Krishna. Le chef dÉtat indien pensait vraiment
que cétait Menon qui avait sauvé les pourparlers
et il se devait de le féliciter pour son rôle :
« Mes félicitations affectueuses
pour votre réussite à Genève, à laquelle
votre travail incessant, discret et très efficace a sans aucun
doute énormément contribué. Votre action est
largement reconnue et appréciée en Inde... »
Puis Nehru enchaînait
sur les Établissements français :
« Je présume
que vous reviendrez en Inde dès que vous estimerez que vous avez
fini votre travail à Genève. Je voudrais suggérer,
et vous pouvez le considérer de votre côté, que
vous visitiez brièvement Paris pour voir Mendès France.
Le principal objectif est de lui transmettre mes félicitations
et vos propres remerciements.
En
même temps, si vous pensez que cest opportun, vous pourriez
exprimer l'espoir en mon nom que la question des Établissements français
en Inde soit réglée très bientôt d'une manière
satisfaisante, par là-même aidant à promouvoir lamitié
indo-française. Ce serait un geste approprié après
les accords sur l'Indochine. Je ne veux pas que vous
marchandiez sur ce point ou que vous pressiez Mendès France lorsquil
est déjà si préoccupé. Mais une mention
en passant pourrait porter ses fruits [13] »
En même temps,
Nehru en profite pour donner une idée à Menon de la situation
sur le terrain, plus que catastrophique pour la France :
« Pour votre information, 60% des Établissements
français en Inde sont déjà libérés
du contrôle français. Seuls Pondichéry et Karikal
restent avec les Français et même Karikal ne peut pas
continuer pendant longtemps. La position [juridique] des territoires
libérés est très anormale et quelque chose doit
donc être fait pour résoudre ce problème très
bientôt. »
Et il concluait : « Dans
le cas où vous mentionnez cela à Mendès France
je ne veux pas quune mention publique en soit faite ici ou ailleurs... ».
Dans les jours suivants, Menon fera de
son mieux pour rencontrer Mendès à Genève, mais
celui-ci, épuisé, est rentré en France le 22 juillet.
Il suggère donc à Menon de venir le voir à Paris.
Mais le Président du Conseil est parti à la campagne se
reposer. Il demande donc à Menon de rencontrer Guy la Chambre. Plus tard, Mendès
France devait remarquer : « Il semble que Krishna Menon en
ait été mécontent, considérant probablement
quun ministre nétait pas pour lui un interlocuteur
suffisant. Il a indiqué expressément que son prestige
personnel était en jeu [14]. »
Entre-temps, Menon était parti
pour Londres. Mendès France demanda alors à Massigli,
son ambassadeur à Londres de le recevoir et de le dissuader « absolument »
de revenir à Paris pour essayer de ly rencontrer. Dans
un télégramme daté du 26 juillet, Mendès
France informait en outre lambassadeur que Menon avait officieusement
assisté à la Conférence de Genève et quil
y avait manifesté « une intense activité, pratiquement
inutile dailleurs. » Mendès concluait
son télégramme par ces mots : « Il nen
reste pas moins quil faut éviter dirriter ce dernier
qui est dune grande vanité et qui cherche systématiquement
à se mettre en valeur et à sattribuer un rôle
dont personne ne semble vraiment lavoir chargé [15]. »
Massigli vit donc Menon le lendemain à
Londres, un Menon « apaisé, mais non encore résigné. »
Massigli commenta la visite :
« Jai fait mon possible pour lui
ôter tout espoir et je me suis offert à transmettre tout
message ou toute suggestion quil souhaiterait vous faire parvenir.
Mais évidemment, mon ancien collègue ne mestime
pas digne de recevoir ses plus secrètes confidences.
... il se rend compte que sil nétait
pas reçu par vous, il lui serait par trop difficile de vous
prêter, comme il en a assez lhabitude, des propos que
vous nauriez pas tenus [16]. »
Finalement, Menon ne
pourra voir Mendès France pour lui demander de « récompenser »
lInde, mais Nehru demeurait persuadé que Menon avait sauvé
la Conférence. Dans une lettre à Rajagopalachari qui le
félicitait pour la participation indienne, il écrivait
le 29 juillet :
« En fait, je nai pas fait grand
chose si ce nest de m'accrocher à un certain point de
vue et une certaine politique et de l'exprimer aussi poliment et fermement
que possible. Mais Krishna Menon a certainement fait un travail excellent
à Genève. Jai beaucoup de doute
quun règlement serait intervenu à Genève,
sil ny avait pas eu les efforts de Krishna. Bien sûr,
d'autres ont aussi vraiment essayé [17]. »
Mais Mendès
France, même sil navait pas rencontré Krishna
Menon, avait tenu ses promesses. Le 29 juillet, le gouvernement indien
reçut de nouvelles propositions qui allaient être cette
fois acceptées. Dans une note au Secrétaire général,
le Premier ministre indien écrivait le 1er août :
« Je n'ai aucun doute
que la proposition que nous avons reçue de M. Mendès France
indique une décision dans lesprit du Gouvernement français
de résoudre cette question des Établissements français
en notre faveur. La seule chose, cest quils tiennent beaucoup
à ce que cela se passe d'une façon méthodique et
digne, afin de maintenir leur prestige. Nous devons les aider dans ce
sens et rendre les choses faciles pour eux. Nous n'avons aucun désir
de les blesser dans leur dignité...
...Nous devons prendre acte que
le contrôle de facto des secteurs libérés nous revient
immédiatement. Nous devrons réfléchir aux dispositions
à prendre dans ces secteurs. Nous devons nous immiscer le moins
possible dans lorganisation interne. Bien sûr, nous devrons
envoyer quelqu'un pour prendre la responsabilité et, peut-être,
des forces de police. Autrement, les communes locales doivent continuer
à fonctionner normalement. Le fait que presque 60 % du total
des régions aient été libérées et
soient sous notre contrôle est une garantie pour l'avenir. »
À la fin il conseillait
à son Secrétaire général dexpliquer
discrètement la situation aux dirigeants politiques locaux car
Mendès avait demandé de ne pas divulguer les choses tant
que la question ne serait pas passée à lAssemblée
nationale :
« Nous devons garder cette question
secrète. Mais on peut certainement leur dire que nous avons
beaucoup despoir pour aboutir à un règlement avec
le nouveau Gouvernement français et particulièrement
avec M. Mendès France. Vu l'état des
choses, il est mieux d'éviter quune crise quelconque
ne se développe ou que des incidents malheureux naient
lieu [18]. »
Il en informa également
Kewal Singh, le Consul général indien, par un télégramme [19]
daté du 13 août :
« Je suis persuadé
que le Gouvernement français actuel sous Mendès France
est tout à fait sincère dans les propositions quil
nous a faites, et nous les accepterons. En fait, comme vous savez, il
n'y a vraiment aucune possibilité pour les Français de
rester longtemps à Pondichéry. Ils le savent.
Il est évident
que Mendès France rencontre une opposition considérable,
principalement sur le sujet de la Tunisie, bien que Pondichéry
soit mis dans la même catégorie. Nous estimons que nous
devrions éviter autant que possible dembarrasser Mendès
France [20].
Je pense que Mendès France prévaudra
finalement [21]. »
Le 9 août, la
possibilité dune évacuation de Pondichéry
comme à Mahé avait été annulée et
la mission de laviso Sénégalais qui devait effectuer
lévacuation avait été décommandée
par le gouvernement français. Nehru avait dit à son Secrétaire
général :
« Ils ont même offert de partir
sans accord, mais nous n'avons pas accepté. »
Le 27 août, Mendès
France gagnait son deuxième pari : les députés
approuvaient ses propositions avec 371 voix contre 215.
Les négociations pour les modalités
du transfert pouvaient commencer.
Le 18 octobre 1954, dans un hangar rapidement
érigé, les quelque 181 représentants du peuple
des Établissements se réunirent et votèrent à
une écrasante majorité (170 contre 8) en faveur du rattachement
à lUnion indienne. Le plus drôle était que
le hangar où lélection eut lieu était bâti
pour moitié sur le territoire français et pour moitié
sur le sol indien afin de permettre à ceux qui avaient choisi
lInde de ne pas tomber sous le coup dun mandat darrêt
français lorsquils viendraient voter. Ils étaient
soit « patriotes » soit « transfuges »,
suivant que lon voyait les choses du côté indien
ou français. Ce jour-là, on en finit rapidement avec ce
qui restait des Indes françaises.
« La culture française
a trop longtemps rayonné dans nos territoires pour que nous nentendions
pas conserver et sauvegarder ce trésor dans léternité
des temps. » furent les derniers mots du Président
de séance. Le 31 octobre les Français partaient définitivement
de Pondichéry ; Menon navait pas eu besoin de rencontrer
Mendès France.
Conclusions
La France et lInde
avaient su saisir le créneau offert par la Conférence
de Genève. Le rôle que lInde devait jouer dans laprès-Conférence,
en tant que Président de la Commission de contrôle, aida
considérablement.
Mais il faut quand même dire que
la vision de Pierre Mendès et de son Cabinet fut pour beaucoup
responsable de ces actions décisives de juin-juillet 1954.
Pour sa part, Nehru avait su aussi ménager
la France quand il était nécessaire, et faire pression
(dune façon pas toujours non-violente) quand il lavait
cru bon. Il avait pris soin de sauver ce qui pouvait être sauvé
de lhonneur et du prestige de la France, qui navait pas
eu la sagesse (ou peut-être la possibilité) dimiter
les Britanniques et de partir quand il était encore temps.
On peut regretter que ces deux nations,
qui, par certains aspects, étaient si proches, se soient retrouvées
de deux côtés opposés sur les deux problèmes
qui tenaient le plus à cur à Nehru : la décolonisation
et le non-alignement.
La décolonisation étant
terminée et le non-alignement nétant aujourdhui
que passé historique, on peut espérer que dans les années
à venir, lInde et la France non seulement sauront fonder
un partenariat géostratégique, non seulement travailleront
à la naissance dun monde vraiment multipolaire, mais encore
sauront collaborer bien plus étroitement dans le domaine culturel
et celui des sciences de lesprit, pour lesquels les deux nations
ont une expérience plusieurs fois millénaire.
Notes :
[1] Sous le prétexte dun « Accord
entre la République indienne et la République Populaire
de Chine pour le commerce et autres relations avec la Région
chinoise du Tibet et lInde », qui, nous lavons
vu, nétait quun accord de transit pour les marchandises
et les pèlerins en route vers le Tibet, le concept des Cinq Principes
avaient été introduits. Malheureusement pour les Tibétains,
il entérinait loccupation de leur pays par les Chinois.
[2] Deux semaines après le
début de la Conférence, la base française tombera
aux mains des forces de Ho Chi Minh.
[3] Archives diplomatiques du ministère
des Affaires extérieures, Asie Océanie (ADMAE),.Dossiers
généraux, Conférence de Genève, Cartons
228.
[4] ADMAE, Dossiers généraux,
Conférence de Genève, Cartons 266.
[5] En particulier, rue dOudinot,
au Ministère des Colonies.
[7] Il existe une très bonne
étude des rapports entre la Chine et le Vietnam à cette
époque : Chen Jian, China and the First Indochina War,
1950-54, (China Quarterly, Vol. 133, 1993), p. 85-110.
[8] ADMAE,.Cabinet du Ministre
Mendès France, Carton 2.
[11] ADMAE,.Dossiers généraux,
Conférence de Genève, Cartons 228.
[12] Le 21 octobre 1948, le Mahajna
Sabha, parti mahésien à tendance Congrès, débuta
une campagne contre la fraude électorale, organisée, disait-il,
par les partis pro-français. La manifestation dégénéra
rapidement et aboutit à la « chute » de
Mahé. Aidés par des éléments armés
venus des territoires indiens avoisinants, les insurgés semparèrent
du Trésor et placèrent lAdministrateur Perrier,
délégué du gouvernement français, en garde
à vue. Ce nest quaprès larrivée
de laviso Commandant Bory, le 26 octobre, que la population, prise
de panique, libérera lAdministrateur et restituera le Trésor.
Ceci permit au Français, commandant de bord de laviso,
de faire un sermon sur la non-violence aux populations vivement impressionnées.
Le fait que des éléments armés de mitraillettes
et venus de lextérieur participèrent à la
prise de Mahé montre que la politique de Gandhi nétait
pas toujours pratiquée par les membres du Congrès.
[19] Kewal Singh avait écrit
que les partis nationalistes avait accepté de relâcher
lagitation dans lespoir dune annonce imminente dun
accord entre la France et lInde.
[20] Mendès
France. voulait présenter ces propositions à lAssemblée
Nationale au plus tard à la fin du mois daoût.