
LA POLITIQUE FRANÇAISE DE NEHRU
La
fin des comptoirs français en Inde (1947 - 1954)
Fondations
de la politique étrangère de Nehru
Nehru, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères
Pour commencer nous devons faire remarquer
que Jawaharlal Nehru a exercé un monopole sans pareil sur les
affaires étrangères de lInde, ayant été,
en même temps, Premier ministre et ministre des Affaires extérieures
depuis le premier jour après lIndépendance de lInde
jusqu'à sa mort en mai 1964.
On
peut dire quen quelque sorte la politique étrangère
de lInde et la politique de Nehru ne faisaient quune.
Cela
aura aussi un corollaire : le fait que Nehru ait dû soccuper
de la politique extérieure en plus de toutes ses autres charges
pèsera dun poids parfois trop lourd sur ses épaules
et il ne sera pas toujours en mesure de donner toute lénergie
et la concentration nécessaires pour offrir une direction concrète
à ce pays neuf.
Mais
voyons tout dabord les grandes lignes de cette politique qui sont
énoncées dans une publication intitulée Indias
Foreign Policy, éditée par le Département des publications
du ministère des Affaires extérieures indiennes, des écrits
de Jawaharlal Nehru
La politique de non-violence
Le
premier pilier de la politique étrangère de Nehru est
lutilisation de la non-violence pour aboutir à une co-existence
pacifique entre nations. Deux grandes figures influencèrent Nehru
sur cet aspect de sa politique : lempereur Asoka et le Mahatma
Gandhi.
Empereur Asoka
Asoka vécut au
troisième siècle av. J.-C. Il était le petit fils
de Chandragupta, le fondateur de lempire Maurya. Durant le règne
dAsoka, lInde vit son influence culturelle et spirituelle
sétendre jusquau confins de lAsie Centrale
au nord et Ceylan dans le sud. Après avoir été
gouverneur des provinces du nord-ouest [1],
Asoka accéda au trône en lan 273 av. J.-C.
Pour
le jeune empereur, une province restait à conquérir pour
atteindre le Golfe du Bengale : Kalinga [2].
Durant la guerre qui sensuivit, les habitants de cette province
se défendirent si vaillamment quAsoka et ses troupes durent
laisser, afin de conquérir Kalinga, plusieurs centaines de milliers
de morts sur le champ de bataille. Ce jour-là, lempereur,
voyant les morts qui lentouraient de tous côtés,
eut une des plus profondes expériences spirituelles de lhistoire
de lhumanité : il se convertit au bouddhisme et se jura
de ne plus jamais ôter la vie à dautres êtres
humains.
Pour
faire connaître ses nouvelles résolutions à son
peuple et inciter ce dernier à le suivre, Asoka plaça
à tous les coins de lempire des édits écrits
sur des colonnes de pierre et des rocs. Un de ces édits déclare
: « Cest le désir de Sa Majesté que tout
être vivant trouve la sécurité, le bien-être
et la joie ». Plus de 2000 ans plus tard, Nehru devait sinspirer
de ces édits.
Dans
son livre The Discovery of India, Nehru commenta :
«
Ce souverain étonnant, encore aujourdhui bien-aimé,
aussi bien en Inde que dans de nombreuses régions de lAsie,
se consacra à la propagation des enseignements bouddhistes, il
prêcha la vertu et la bonne volonté et il fit construire
des bâtiments publics pour le bien commun. Il nétait
pas un spectateur passif des événements, perdu dans sa
contemplation et ses progrès personnels, mais il travailla dur
pour le bien de tous [3]. »
Pour
Nehru, le grand empereur était certainement un modèle
et cest à Asoka que Nehru emprunta le concept de co-existence
pacifique :
« Lidée
de co-existence pacifique nest pas une nouvelle idée en
Inde. Cela fait partie de notre façon de vivre et cest
aussi ancien que notre pensée et notre culture. Il y a 2200 ans,
Asoka proclama et inscrivit ce concept sur des rocs et des pierres.
Un grand fils de lInde, Asoka nous a enseigné
quil fallait respecter la croyance des autres et quune personne
qui porte sa propre foi aux nues et dit du mal de celle de son voisin,
en fait, nuit à sa propre foi. Cette leçon de tolérance,
de co-existence pacifique et de coopération, lInde y a
cru depuis des siècles [4]. »
Cela
aboutira en 1954, à la formulation de la politique du « Panch
Sheel » ou les « cinq principes » de
co-existence qui deviendra le principal slogan de la campagne pacifiste
de Nehru en Asie dans les années cinquante.
Ces
cinq principes étaient :
co-existence pacifique,
non-ingérence dans les affaires internes des autres,
égalité et bénéfices mutuels,
non-agression,
respect
de lintégrité territoriale des autres nations.
Nehru
voulait que les relations entre tous les États soient basées
sur ces principes généraux. Ce quon ne sait généralement
pas, c'est que ces cinq principes ont été les cinq clous
dans le cercueil dun pays pratiquement indépendant depuis
plus de deux millénaires : le Tibet. Le fameux accord du Panch
Sheel intitulé « Accord entre la République
indienne et la République Populaire de Chine pour le commerce
et autres relations entre la Région chinoise du Tibet et lInde »
avait été signé entre lInde et la Chine en
avril 1954 sur le dos dune nation pacifique.
La
dernière clause en particulier avait été ajoutée
par les Chinois qui venaient de sapproprier le Tibet et qui ratifiaient
ainsi « légalement » cette annexion en
jurant sur les cinq principes. On doit dire, tout de même, que
ces principes sont ceux qui régissent en général
les relations diplomatiques entre nations.
Gandhi
La
seconde personne qui influença Nehru dans son approche non-violente
est Gandhi. Cette influence est trop bien connue pour nous nous y étendions.
Dans
une certaine mesure, lindépendance de lInde avait
été obtenue par la lutte non-violente du Congrès
national indien menée par Gandhi. Bien que lon dise souvent
que les Britanniques sont partis sans effusion de sang, ce nest
pas complètement vrai si lon tient compte des centaines
de milliers de morts laissés pour compte au moment de la Partition
de lInde. Cette division (dissection, disent certains) ayant été
faite sur la base des communautés religieuses, a été
désastreuse pour lInde et pour le Pakistan : l'un
et l'autre en souffrent depuis plus de cinquante ans maintenant. Néanmoins,
la non-violence avait été sans aucun doute un des outils
les plus efficaces pour obtenir le départ des Anglais. Cela explique,
nous le verrons, que Nehru était bien déterminé
à utiliser des moyens similaires pour forcer les Français
(et les Portugais) à quitter lInde à leur tour.
Une
petite remarque de Nehru, à propos des besoins militaires du
pays, nous montre jusquoù ce principe, qui nétait
quun instrument au départ, pouvait le mener.
« Absurdités,
inepties totales. Nous n'avons pas besoin de plan de défense.
Notre politique est la non-violence. Nous nenvisageons pas de
menaces militaires. Démantelez l'armée. La police est
suffisante pour faire face à nos besoins de sécurité [5]. »
Ainsi
parlait le Premier ministre indien au début de 1947. Peu après
l'indépendance, le commandant en chef des forces armées
(un Anglais) avait rédigé le premier document concernant
des menaces pesant sur la sécurité de l'Inde. Le texte
contenait des recommandations en vue d'assurer la sécurité
de la nation nouvellement indépendante et demandait des directives
au gouvernement au sujet de la politique de défense. C'est quand
le général Sir Robert Lockhart l'apporta au Premier ministre,
que ce dernier répondit avec ces incroyables remarques citées
plus haut. Le nouveau gouvernement indien avait décidé
quil serait le champion de la non-violence. Il pensait pouvoir
prouver au monde que problèmes et crises peuvent se régler
sans recourir à la force.
Ce
nest quaprès les attaques des raiders [6]
pakistanais sur le Cachemire en octobre 1947 et les destructions, viols,
pillages qui sensuivirent que Nehru dut altérer sa position
par trop idéaliste et ce d'ailleurs, à linstar
de Gandhi, pour qui il ny avait pas de doute que lInde devait
se défendre en cas dattaque pakistanaise.
Mais
cette position parfois irréaliste allait dans un premier temps
donner beaucoup de partisans et dadmirateurs à Nehru. Celui-ci
déclarait aux Nations unies :
« Je voudrais que de
plus en plus de pays dans le monde décident qu il ny aura
pas dautres guerres, quoiquil arrive. Je voudrais que les
pays dAsie je parle maintenant de nos voisins et
les autres pays aussi, fassent bien comprendre à ceux qui font
la guerre, que nous resterons calmes et que nous nentrerons pas
dans l'arène du conflit, que nous essaierons de notre mieux d'épargner
[la guerre] à notre région ainsi qu'à toutes les
autres.
Je voudrais aussi déclarer que
nous sommes contre lutilisation de ces armes modernes horribles
[armes biochimiques] et voudrions que les autres pays aient la même
position [7]. »
Dans
le même discours, Nehru ajoutait :
« Nous ne participerons
pas à la guerre froide qui, je pense, est dune certaine
façon pire quune guerre où lon se tue. Une
guerre où il y a des morts est bien sûr désastreuse,
mais, à mon sens, une guerre froide est beaucoup plus avilissante. »
En
ce qui concerne la France, nous verrons que c'est en vertu de cette
grande tolérance que Nehru sopposera toujours aux moyens
militaires ou même « politiques » pour conquérir
les Établissements français [8]
même si ceux-ci revenaient de juste droit, pensait-il, à
lInde.
Un
des corollaires de cette politique est limportance du désarmement,
et les actions de Nehru sur ce plan-là nétaient
parfois pas si loin de la position française.
LAsie et la domination
occidentale : la théorie de Panikkar
Nous
en arrivons à un deuxième aspect qui a influencé
la politique de Nehru : lémergence de lAsie comme
une nouvelle force dont il faut tenir compte, après la fin de
la domination occidentale en Asie et en Afrique. Une des personnes qui
aida Nehru à donner une direction à sa politique étrangère,
fut son ami et conseiller K.M. Panikkar.
Avant
de devenir le mentor de Nehru pour les affaires asiatiques et lambassadeur
de lInde en Chine, Panikkar était un historien qui avait
écrit plusieurs livres sur la colonisation portugaise sur la
côte du Malabar [9].
Durant
les mois qui suivirent sa nomination à Pékin et dans l'attente
de la ratification de son poste par Mao Zedong, Panikkar s'affaira à
réécrire l'histoire indienne et asiatique « du
point de vue des Asiatiques eux-mêmes ». C'est au cours
de cette période que son ouvrage Asia and the Western dominance [10]
avait été révisé. La thèse centrale
du livre consistait à dire que tous les pays d'Asie avaient été
dominés par des impérialistes étrangers, qu'ils
avaient souffert les mêmes calvaires au fil des siècles,
et que, par conséquent, après s'être libérés
de la « domination occidentale », ils devaient
se retrouver ensemble en un combat uni contre le retour de tout impérialisme
« blanc ».
Panikkar
pensait que la domination occidentale était caractérisée
par la domination dun pouvoir maritime sur un bloc continental.
Pour le citer, la domination occidentale se caractérise par :
«
limposition
dune économie marchande sur des communautés dont
la vie économique na pas été basée,
dans le passé, sur le commerce international, mais principalement
sur la production agricole et les échanges intérieurs
et les échanges intérieurs et finalement par la domination
des peuples de lEurope qui avait la maîtrise des océans
sur les affaires de lAsie [11]. »
Panikkar
continue son exposé en expliquant que cest le pouvoir qui
maîtrise les mers, et d'abord lAtlantique, qui, en fin de
compte, maîtrise lAsie. Il analyse ainsi le rôle joué
dans le passé par les Portugais, puis les Hollandais, les Français
et enfin les Anglais. Limposition dune économie de
commerce sur les pays asiatiques, écrit Panikkar, amena progressivement
une transformation de l'Asie, détournant les forces vives de
ce continent afin de produire des marchandises pour les puissances maritimes.
On
pourrait bien sûr discuter la validité de certains points
de la théorie de Panikkar, mais le fait est quelle influença
Nehru, qui avait passé plus de vingt ans de sa vie à lutter
contre le pouvoir colonial britannique. Le point le
plus important à retenir dans lexposé de Panikkar,
est que la domination occidentale, ou colonisation, nétait
pas un problème uniquement indien, mais un problème asiatique
(et dans une certaine mesure africain [12]).
Et même si les dirigeants indiens qui avaient participé
à la lutte dindépendance lavaient fait principalement
pour leur patrie, une fois lInde libérée, affirmait
Panikkar, il était de leur devoir de continuer la lutte et daider
leurs frères asiatiques à se libérer à leur
tour du joug économique de lOccident.
Nous
verrons que cette idée reviendra constamment, non seulement dans
le contexte des Établissements français en Inde, mais
aussi de Goa ou de lIndochine ou dans celui de la Tunisie.
La
position de lInde sera influencée à tel point par
la notion de « problème asiatique » et
de « fraternité asiatique » que le leitmotiv
de Nehru dans les années cinquante sera que la paix en Asie doit
nécessairement passer par une amitié entre la Chine et
lInde.
Panikkar
se mit à propager son enthousiasme pour la nouvelle Chine dans
les couloirs et les bureaux du ministère des Affaires extérieures
à Delhi.. La contagion se répandit jusqu'au cabinet du
Premier ministre, si bien qu'une génération de bureaucrates
et de diplomates verra l'avenir de l'Inde pencher vers l'Est. Cette
politique mènera éventuellement à la perte de Nehru
après lattaque des forces chinoises sur le nord-est de
lInde en octobre 1962. Mais nous nen sommes pas là
et nous devons ajouter quelques mots sur un autre aspect de la vision
de Panikkar : la solidarité asiatique.
« La domination politique
a amené à sa suite une doctrine de racisme et un sentiment
de solidarité des Éuropéens entre eux contre les
Asiatiques. »
Pour
Panikkar, inversement, une fois libres, les Asiatiques devaient affirmer
leur solidarité. Nous devons nous souvenir que, même avant
lindépendance officielle de lInde, en mars 1947,
Nehru invita à Delhi les chefs d'État de plus de trente
nations asiatiques [13]
pour une Conférence sur les relations asiatiques. Les dirigeants
de ces nations délibérèrent pendant plus dune
semaine sur le sort des peuples non encore libérés et
sur lavenir de lAsie.
Pour
en finir avec Panikkar, nous nous devons de raconter une petite anecdote
qui montre bien la mentalité des dirigeants indiens de lépoque,
en particulier ceux qui étaient proches de Nehru comme Krishna
Menon et Panikkar. Une fois à Pékin, la première
chose que fit Panikkar, comme tout bon ambassadeur, ce fut de rechercher
un endroit pour lambassade. Cest Panikkar lui-même
qui raconte :
« Javais
décidé dès le début que je choisirais une
résidence en dehors de lenclave diplomatique. Je navais
aucun désir dêtre associé avec un quartier
qui représentait la domination européenne sur lAsie [14]. »
Cétait
lépoque où Mao commençait à être
sérieusement inquiet de limpérialisme russe. Finalement
Panikkar trouva une résidence loin des impérialistes blancs.
Nehru
était fier de déclarer devant lAssemblée
générale des Nations unies :
« Aujourdhui jose
dire que lAsie compte dans les affaires mondiales. Demain, lAsie
comptera encore plus quaujourdhui. Jusquà très
récemment, lAsie a été la proie de la domination
coloniale et impérialiste. Une grande partie du continent est
aujourdhui libre, une partie reste encore subjuguée, et
cest une chose incroyable quil y ait encore des pays qui
croient à la doctrine colonialiste et la propagent, que cela
soit sous forme de contrôle direct ou indirect sous une forme
ou une autre. Après tout ce qui s'est passé,
ce n'est pas une simple objection à laquelle ils doivent s'attendre,
mais une objection active, une lutte active contre toute forme de colonialisme
de par le monde. Cest la première chose dont vous devez
vous souvenir [15]. »
La décolonisation
Ceci nous mène tout naturellement
à la décolonisation.
Là
encore, il ny avait aucun doute pour Nehru : non seulement tous
les pays dAfrique et dAsie devaient, comme lInde,
retrouver leur liberté, mais lInde voulait participer « activement »
à cette libération. En 1948, il déclara devant
lAssemblée générale des Nations unies :
« Nous, en Asie, qui
avons souffert de tous les maux du colonialisme et de la domination
impérialiste, nous nous sommes engagés irrémédiablement
dans la lutte pour la liberté de tous les autres pays encore
sous le joug colonial. Ce sont des pays voisins en Asie avec qui nous
sommes liés intimement. Nous les regardons avec sympathie, nous
sommes solidaires de leur lutte. Tout pays, grand ou petit, qui, dune
façon ou dune autre, essaye de les empêcher datteindre
leur indépendance, nuit à la paix mondiale. »
Des
grands pays comme lInde qui sont déjà sortis de
la période coloniale ne peuvent concevoir que dautres pays
puissent rester sous le joug colonialiste [16].
Un
point cependant nest pas très clair. Dans le même
discours, Nehru avait parlé de participation « active »
de lInde. Or lInde se veut non-violente et non-alignée.
Cette ligne de pensée limitait les « actions »
que lInde pouvait mener contre des puissances qui nétaient
pas forcément des partisans de ces méthodes ou qui y étaient
parfois opposées.
Le
cas de lIndochine et du Vietnam est typique. Les Français,
entre 1947 et 1954, nétaient sûrement pas prêts
à partir sans se battre pour ce quils croyaient un avenir
meilleur pour leur colonie. De lautre côté, le Vietminh
et ses supporters à Pékin, ne croyait pas non plus en
la non-violence. Pour Ho Chi Minh et les forces nationalistes,
la lutte était une lutte armée de longue haleine, comme
lavait été la lutte de Mao contre les Japonais et
plus tard contre les forces de Chiang Kai-shek [17].
Mais
il y a certainement là une dichotomie. Comment être à
la fois actif et non-violent ? Nous verrons que le problème
se posera pour les Établissements français, et dieu sait
que la France nétait pas la Chine communiste. Cela se posera
aussi quand lInde devra régler le problème de Goa
ou faire face à lagression pakistanaise au Cachemire, ainsi
que pour dautres pays asiatiques que lInde voulait aider.
Le pire sera réservé au Tibet, qui était considéré
comme indépendant en 1950, avant lentrée des troupes
chinoises : lInde ne voulait pas dune intervention armée
pendant quelle prêchait la non-violence au monde. Cette
passivité résultera dans la mort de 1.2 million de Tibétains
et dans de grandes souffrances pour lInde.
Nehru
indirectement en souffrira [18]
lorsque les troupes chinoises envahirent le nord de lInde en 1962
en représailles directes du problème tibétain.
Néanmoins,
Nehru pensait que lInde pouvait faire une différence dans
le monde, et beaucoup des actions quil entreprit entre 1947 et
1962 doivent être vues dans cette optique. Nehru voulait jouer
un rôle sur le plan mondial et pour ce faire, son image dhomme
de paix devait rester intacte.
« Ce serait de larrogance
pure et simple que de simaginer que lInde, même si
elle est forte, peut décider de la destinée du monde.
Bien sûr que non ! Pourtant, il se pourrait que lInde puisse
aider à prendre une décision qui fera une différence,
et cette différence sera entre la guerre et la paix. Si
cela aide à faire pencher la balance vers la paix, ce sera un
grand service pour lhumanité.
Nous avons décidé de nous en tenir à ces principes
et à cette façon de pensée [19]. »
Un
peu plus tard dans le même discours, Nehru devait ajouter :
« Il y a encore des
colonies qui appartiennent à certaines puissances. Je ne doute
pas que lon doit mettre fin à toutes, quelles soient
britanniques, françaises, hollandaises, belges ou autres. Cependant
le fait est quaujourdhui, aucune de ces puissances coloniales
na de force derrière elle. Les colonies ont peut-être
encore la force de la tradition et elles ont le soutien dautres
puissances, mais elles nont pas de force propre. Décidons
que par tous les moyens nous mettrons fin à ce qui reste de colonialisme
en Asie, en Afrique et partout où il existe. »
Nous
devons aussi nous souvenir quen 1960 aux Nations unies lInde
sera le co-sponsor de la Déclaration donnant droit à lIndépendance
aux nations et peuples colonisés.
La
déclaration proclame solennellement la nécessité
dapporter une fin rapide et inconditionnelle au colonialisme sous
toutes ses formes et manifestations.
La politique de non-alignement
La politique de non-alignement est un
sous-produit de la guerre froide. A la fin de la 2ème Guerre
mondiale, les alliés qui avaient combattu ensemble le régime
nazi dHitler, se trouvèrent soudain divisés sur
le plan idéologique en deux camps ou blocs.
Dun
côté, lUnion soviétique et dautre part,
les États-Unis essayèrent de rassembler autour de leur
système politique et social le maximum dalliés possible.
Lenjeu principal était le contrôle des pays européens [20].
Mais
ce qui déclencha vraiment le processus de la « guerre
froide » fut la proposition de George Marshall, le Secrétaire
dÉtat américain visant à insuffler des fonds
américains dans une Europe occidentale dévastée
par la guerre afin de la reconstruire. LUnion soviétique
et en particulier son chef, Staline, vit dans loffre américaine
une façon détournée pour les Américains
dimposer leur système économique sur le monde occidental.
Les avis sont partagés : était-ce vraiment un mouvement
délibéré des États-Unis pour sapproprier
lEurope occidentale ou était-ce seulement la lubie de Staline
qui voyait sévanouir tous ses plans de préparation
pour la lutte finale vers une société mondiale socialiste
? Il ne nous appartient pas de prendre parti ici, mais nous pouvons
penser que les deux théories ont du vrai.
Quoiquil
en soit, la proposition de Marshall survint au moment où la Grande
Bretagne avait décidé de quitter le sous-continent indien
et de diviser lInde en deux : une partie à majorité
hindoue et lautre musulmane.
Dans
un discours à lAssemblée constituante en décembre
1947, juste quelques mois après lindépendance de
lInde, Nehru tenta dexpliquer aux législateurs sa
vision des choses. Il déclara :
«
Aujourdhui
on parle en terme de Vous
appartenez à ce groupe-ci ou à ce groupe-là ,
mais ce nest sûrement pas la façon dont un parlement
responsable ou un gouvernement doit voir la situation.
Nous avons annoncé au cours de
lannée écoulée que ne nous ne nous joindrons
à aucun groupe particulier. Cela na rien à voir
avec neutralité ou passivité ou quoi que ce soit de similaire [21]. »
« En fin de compte, la
politique étrangère nest que le résultat
de la politique économique, et tant que lInde na
pas correctement défini sa politique économique, sa politique
étrangère restera assez vague, assez rudimentaire (inchoate)
et nous tâtonnerons. »
Il
est assez étonnant quun dirigeant dun pays comme
lInde qualifie sa politique étrangère de vague,
mais pour Nehru, comme pour la majorité des leaders de pays en
voie de décolonisation, la diplomatie était un exercice
nouveau, auquel il navait eu ni loccasion, ni le temps de
sinitier.
La
politique indienne de lInde restera marquée pendant les
17 ans que Nehru restera au pouvoir par le non-alignement sur les deux
grands blocs : le monde occidental et capitaliste dune part et,
dautre part, le monde communiste conduit par Staline et Mao Zedong.
Nous verrons par la suite que, dans les faits, lInde
sera beaucoup plus près du bloc socialiste. Elle le sera tout
au moins sur le plan émotif, avec la Chine de Mao et Zhou Enlai,
et dans le domaine économique, pour lequel Nehru adoptera une
économie planifiée très semblable à léconomie
soviétique [22].
Il
est clair que dans cette politique de non-alignement, l'Inde nétait
pas du même côté que la France, même si Nehru
appréciait certains aspects de la politique française,
en particulier le fait que la France ne prenne pas systématiquement
le parti des États-Unis.
Dans
les premières années, Nehru dut faire face à de
nombreuses difficultés internes (entre autres : une guerre avec
le Pakistan pour la possession du Cachemire) [23].
Dès
lindépendance, Nehru essaya démerger comme
le chef de file « neutre » des nations venant
d'être « libérées » (ou en
voie de décolonisation), principalement les pays dAfrique
et dAsie.
Lentreprise
de Nehru, sous la bannière du non-alignement, prendra des proportions
plus importantes quelques années plus tard après le succès
des interventions « neutralistes » de lInde
dans la guerre de Corée, puis aux pourparlers sur lIndochine
à la Conférence de Genève [24].
Durant toutes ces années, l'Inde essayera de rallier la plupart
des pays asiatiques, comme lIndonésie ou la Birmanie, à
sa politique du non-alignement.
Très
tôt, Nehru pensa quune amitié avec la Chine communiste
pouvait être le facteur le plus important de sa politique de paix.
Son objectif était donc dentraîner la Chine maoïste
dans le cercle des nations non-alignées. Cette alliance avec
la Chine communiste serait, pensait-il, le moyen le plus sûr de
garantir la neutralité et le non-alignement de pays comme le
Vietnam, le Laos, le Cambodge ou l'Indonésie, et, par voie de
conséquence, dassurer la paix en Asie.
Quelque
treize ans après le premier discours que nous venons de citer,
Nehru clarifiait au Lok Sabha (Chambre basse) ce quil appelait
non-alignement :
«
Je naime
pas ce qualificatif de neutre
quon applique à lInde. Sans aucun doute, nous sommes
non-alignés, nous ne sommes liés à aucun bloc militaire.
Par contre cest un fait important que nous nous
sommes engagés à poursuivre certaines lignes politiques,
nous avons certains buts, certains objectifs et certains principes.
Voilà ce qui en est ! [25] »
Quand
des propositions furent faites pour que nous formions une sorte de bloc
des pays « neutres », cela ne nous a pas plu du
tout. Je naime pas le système des blocs en tant que tel,
mais on peut toujours sasseoir et discuter, avoir des démarches
communes, parfois même des actions communes, et on peut coopérer.
Bien
sûr, cette politique changera au cours des années soixante
avec la formation officielle du mouvement non-aligné, mais ce
que lon peut retirer de la citation précédente est
quau moins du point de vue théorique, lInde comme
la France naimait pas beaucoup les Blocs. Bien que la France ne
se fût jamais déclarée « neutre »
ou « non-alignée », il y avait sûrement
des possibilités de se comprendre.
Le rôle de lInde dans le monde
Nous
devons aussi mentionner le rôle que, selon Nehru, lInde
devait jouer dans les affaires mondiales. Il avait lhabitude de
dire que lInde était, en importance, le quatrième
État mondial (après les États-Unis, lUnion
Soviétique et le Royaume Uni), à égalité
avec la France.
Nehru
voulait donner au monde limage dune nation pacifique et
se projeter comme un homme de paix. Nous verrons quil nhésitera
pas à renier certains des idéaux que nous venons dénoncer
pour préserver cette image (en particulier dans ses relations
avec les mouvements de libération de la Tunisie et du Maroc dans
la période qui nous intéresse). Il déclarait en
mai 1949, dans un discours diffusé à la radio à
loccasion de lentrée de lInde indépendante
dans le Commonwealth.
« Dans le passé,
ce fut un privilège pour lInde dêtre un centre
de rassemblement pour de nombreuses cultures. Cest
aujourdhui et ce sera demain sans doute un privilège dêtre
un pont entre les différentes factions qui se font la guerre
et daider à maintenir la paix. Cest le problème
le plus pressant aujourdhui, comme ce le sera demain : maintenir
la paix dans le monde [26]. »
Dans
bien dautres occasions, il insista sur ce rôle quil
voyait pour lInde dans le monde.
Ce
nétait pas seulement un rôle pour lInde quil
envisageait. Cétait aussi un rôle pour lui-même.
Nous avons montré dans notre
ouvrage sur le Tibet comment le rôle que Nehru voulait jouer
dans la guerre de Corée lui fit, à la dernière
minute, changer sa décision de ne pas défendre les Tibétains
aux Nations unies en novembre 1950. Nous écrivions [27]
:
« La raison principale
de la volte-face de Nehru réside dans son implication profonde
dans l'affaire coréenne et quil ne voulait pas abandonner
son rôle de médiateur neutre .
À la veille du débat devant le Bureau [de lAssemblée
générale], Nehru câbla au représentant indien
auprès des Nations unies: Nous
sommes entièrement en faveur de différer l'examen de la
question tibétaine en raison de divers développements,
plus particulièrement de l'arrivée des émissaires
de Pékin [28]. »
« Les conséquences
de la guerre de Corée furent incalculables pour l'Asie. En voici
quelques-unes. La crise de Corée occupa Nehru au point de l'aveugler
à propos de tout le reste. L'occasion idéale s'offrait
à lui de réaliser son rêve de jouer un rôle
sur la scène internationale. Il serait le médiateur entre
le monde occidental et le socialiste. Pour ce faire, il était
prêt à sacrifier la sécurité frontalière
de son propre pays. »
Influence de la Révolution française
Pour en terminer avec la politique extérieure
de Nehru, nous devons mentionner quelques mots de linfluence de
la Révolution française sur la pensée nehruvienne.
Lorsque
le futur Premier ministre indien était prisonnier des Britanniques
dans le début des années trente, il avait lhabitude
de donner des leçons dhistoire à sa fille Indira
Gandhi. Il lui écrivait de longues lettres expliquant les grands
événements mondiaux.
Cest
peut-être à la Révolution française quil
consacra le plus de temps. Ces textes seront plus tard publiés
en quatre chapitres dans son livre Glimpses of World History.
Dans
une lettre datée du 7 octobre 1932, il décrivait à
Indira les circonstances de la prise de la Bastille
« La Révolution
industrielle commença en Angleterre et eut des conséquences
très importantes, mais elle fit son chemin graduellement et passa
presque inaperçue. La Révolution française, par
contre, éclata comme un coup de foudre soudain dans une Europe
stupéfiée, encore sous la coupe des monarques et des empereurs.
Dans ce monde de rois et dempereurs, de cours et de palais,
cette étrange et terrifiante créature émergea des
profondeurs du peuple. Ne prêtant aucune attention
aux traditions et privilèges poussiéreux, elle précipita
un roi à bas de son trône et en menaça d'autres
de subir le même sort. Est-il surprenant que les rois et tous
les privilégiés d'Europe aient tremblé devant cette
révolte des masses, qu'ils avaient longtemps ignorées
et même écrasées ? [29] »
Dans
toute la carrière politique de Nehru, cette influence se fera
sentir et cela expliquera en grande partie sa proximité avec
les masses. Même si par descendance et éducation, il était
proche de la grande bourgeoisie, il voulut toujours faire quelque chose
pour être près du peuple indien. Ainsi sa politique sest
toujours voulue de gauche, mais malheureusement elle a trop souvent
pris pour modèle le système soviétique. Encore
aujourdhui, on en voit les conséquences sur léconomie
indienne qui, en dépit des vagues de « libéralisation »
successives, dépend toujours du « licence raj »
et de la planification à outrance. Très poétiquement
Nehru décrivait cette révolution quil admirait tant,
mais on doit quand même signaler que cétait la révolution
quil admirait, pas la France :
« La Révolution
française éclata comme un volcan. Toutefois les révolutions
et les volcans n'éclatent pas soudainement sans raison ou sans
une longue évolution. Nous voyons un éclat soudain et
nous sommes étonnés; mais sous la surface de la terre,
des forces luttent les unes contre les autres pendant longtemps. Les
feux sintensifient jusqu'à ce que la croûte de surface
ne puisse plus les maintenir en dessous et ils explosent, projetant
de puissantes flammes vers le ciel et des vagues de lave fondue descendent
du flanc de la montagne. »
Dans
les quatre chapitres sur la Révolution française, il nest
jamais noté que, si cette Révolution avait pu avoir lieu
en France, avec les conséquences mondiales que lon connaît,
cela a peut-être quelque chose à voir aussi avec lesprit
français et le caractère des habitants de ce pays.
Dans
le passage suivant, il décrit ces révoltes paysannes qui
lattireront tant dans la révolution chinoise et le cheminement
de Mao Zedong.
«
Dans chaque pays d'Asie
et d'Europe il y a eu des révoltes de la paysannerie, qui aboutirent
souvent à nombreux carnages et à une répression
cruelle. Leur détresse a conduit les paysans à l'action
révolutionnaire, mais souvent ils n'avaient pas didée
claire de leur but. À cause de ce manque de précision
dans leur pensée, de leur idéologie, leurs efforts aboutissaient
souvent à l'échec. Dans la Révolution française
nous trouvons une chose nouvelle, en tout cas à une si grande
échelle l'union d'idées avec un besoin ardent de
changement économique par une action révolutionnaire.
Là où il y a une telle union, il y a révolution
réelle, et une révolution réelle affecte le tissu
entier de la vie politique, sociale, économique et religieuse
de la société. »
Nous
verrons que cela le rapprochera sur le plan idéologique des dirigeants
nationalistes comme Ho Chi Minh ou certains dirigeants africains. Sans
doute, Nehru pensait-il quavec son éducation moderne occidentale,
il serait capable damener « les idées »
aux masses indiennes, qui pourraient alors se soulever contre les tabous,
les superstitions, les castes et même la religion de lInde.
Voilà
donc les grandes lignes qui ont guidé la politique extérieure
de lInde. Nous devons jeter un regard maintenant sur la façon
dont ces principes sappliqueront dans les relations entre la France
et lInde indépendante.
Notes :
[1] Taxila située près
de Rawalpindi (aujourdhui au Pakistan), était la capitale
de cette province.
[2] LÉtat actuel de
lOrissa.
[3] Nehru, Jawaharlal, The Discovery
of India, (New Delhi :Oxford University Press, 1981), p 133.
[4] Nehru, Jawaharlal, India's
Foreign Policy (New Delhi: Publication Division, 1961), p. 101.
[5] Cité par K. Subrahmanyam
dans un article du Times of India, du 8 mai 1997, « Arms
and the Mahatma ». C'est un extrait de la biographie du Maj.
Gén. A.A. Rudra, rédigée par le Maj. Gén.
D.K. Palit.
[6] Commandos ne faisant pas partie
de larmée régulière pakistanaise.
[7] Indias Foreign Policy,
op. cit., p. 58.
[8] Bien que, nous le verrons, les
membres du Congrès nhésiteront pas dans certains
cas à utiliser des moyens violents pour faire aboutir leur politique
« pacifique ».
[9] Aujourdhui Kerala. Son
principal ouvrage sur le sujet est intitulé « Malabar and
the Portuguese ».
[10] LAsie et la dominance
occidentale.
[11] Panikkar, K.M., Asia and
the Western Dominance, (New York : The John Day Company, 1943),
p. 12.
[12] Après son poste en Chine,
Panikkar sera transféré au Caire où il jouera un
rôle important pour promouvoir lamitié entre lÉgypte
et lInde et dans le début du mouvement non-aligné.
[13] Dont le Tibet.
[14] Pannikar, K.M., In Two Chinas,
(London: Allen & Unwin,1955), p. 77.
[15] Jawaharlal Nehru, Discours
devant lAssemblée générale des Nations unies,
3ème Session, 3 novembre 1948.
[16] Ibid.
[17] Mao avait dit à Nehru
(en octobre 1954) que la bombe atomique nétait quun
« tigre de papier », et que même si la Chine
perdait plusieurs millions de ses habitants, ces derniers pourraient
être « remplacés ». Il semble que
Nehru soit resté bouche bée et incapable de répondre.
Voir Li Zhisui, Dr, The Private Life of Chairman Mao, (London
: Arrow, 1996), p.125.
[18] Une crise cardiaque en 1963.
[19] Indias Foreign Policy,
op. cit., p. 56.
[20] Il ne faut pas oublier quà
la fin de la 2ème guerre mondiale, il y avait le risque que des
gouvernements communistes prennent légalement le
pouvoir en Italie et en France.
[21] Indias Foreign Policy,
op. cit., p. 24.
[22] Bien que ce soit vers les puissances
occidentales (et la France entre autres) que Nehru se tournera pour
une aide militaire après lattaque chinoise doctobre
1962.
[23] Ceci étant dailleurs
une résultante de la Partition de lInde.
[24] LInde fut nommée
à lunanimité « Président »
de la Commission de contrôle pour superviser les accords de Genève.
[25] Indias Foreign Policy,
op. cit., p. 86.
[26] Indias Foreign Policy,
op. cit., p. 134.
[27] Arpi Claude, Tibet,
pays sacrifié, (Paris : Calmann-lévy, 2000),
p. 261.
[28] Qui venait discuter la question
coréenne. Cétait le 20 novembre 1950.
[29] Nehru, Jawaharlal, Glimspes
of World History, (New Delhi : Jawaharlal Nehru Memorial Fund, 1987),
chap. 100, p. 361.

|