TIBET, LE PAYS SACRIFIÉIntroduction
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À
Târa, la Mère, |
C'était en 1971. Cet été-là,
j'avais décidé de visiter l'Afghanistan pendant mes vacances
universitaires. À Kaboul, j'entendis pour la première
fois des hippies parler des Tibétains et de ce qu'ils appelaient
« un endroit cool » du nom de Manali. C'était
« un coin tranquille » dans l'Himalaya indien,
et de « sympas » réfugiés tibétains
y vivaient. Un déclic se fit dans ma tête (ou était-ce
dans mon cur ?) : « Je dois aller voir ces gens si
relax », me dis-je aussitôt.
Ce jour-là, à Kaboul, je
résolus de visiter ce village mystérieux du nom de Manali.
L'année suivante, l'occasion se présenta pour moi d'aller
en Inde. Arrivé tôt le matin à l'aéroport
de New Delhi, je sautai dans un vieux taxi pour la gare du Vieux Delhi
et montai dans le premier train en partance vers le nord. À Chandigarh,
je pris un autocar, et le lendemain, nous arrivâmes à Koulou,
station de montagne réputée pour ses pommes, d'où
un vieil autobus nous mena à Manali.
C'est sur la route de Koulou à
Manali que je vis mon premier Tibétain. Cette rencontre devait
changer ma vie.
En Inde ou au Tibet, dans ce domaine,
tout ce qui arrive peut être expliqué par un seul mot
karma , tout ce que l'on vit aujourd'hui est le fruit d'actions
accomplies dans des vies antérieures. C'est un concept très
pratique, qui explique ce que l'on ne peut pas comprendre avec notre
petite cervelle d'homme blanc (ou bistre). En Asie, les gens y croient
et c'est en fait très commode. Ce devait être mon karma
que de rencontrer ce Tibétain-là, ce jour-là.
Les semaines suivantes, j'ai beaucoup
voyagé sur les routes himalayennes, et j'ai eu ainsi l'occasion
de rencontrer nombre de réfugiés tibétains réinstallés,
grâce au gouvernement indien, dans les stations de montagne. La
plupart d'entre eux travaillaient à la construction et à
la réparation de routes stratégiques de haute altitude.
J'ai visité Dharamsala, Darjeeling, Mussorie, Katmandou, et d'autres
lieux. Plus je rencontrais ces gens, plus je m'intéressais à
leur manière d'être ainsi qu'à leur histoire. Ils
avaient tout perdu : leur pays, leurs biens, très souvent plusieurs
membres de leur famille, et pourtant ils étaient là, sur
la route, un sourire aux lèvres.
Comment quelqu'un élevé
dans un pays cartésien, à l'éducation moderne pragmatique,
pouvait-il comprendre ce phénomène bizarre ? On nous enseigne
que si l'on perd tout ce qui est important et cher dans la vie, on doit
être triste et le porter sur son visage il n'y a pas d'autre
choix. Au début, j'ai pensé que l'expérience de
l'invasion chinoise et de la destruction de leur civilisation millénaire
avait été trop dure pour eux, et que quelque chose s'était
détraqué dans leurs têtes. C'était peut-être
vrai pour certains, mais quand l'expérience se répète
en tant d'endroits différents, chez des gens aussi divers
Ces gens étaient vraiment « cool », comme
le disaient les hippies à Kaboul.
À Dharamsala, dans l'État
de l'Himachal Pradesh, j'ai rencontré leur leader, le dalaï-lama,
et j'ai commencé à comprendre quelque chose que je n'avais
pas saisi jusqu'alors : ces gens-là ont une autre échelle
de valeurs que les Occidentaux. Ils avaient certes perdu leur pays et
leurs biens matériels, mais ils n'avaient pas perdu les qualités
humaines plus essentielles que nous appelons paix de l'esprit ou compassion.
C'était leur force. Et le dalaï-lama était l'exemple
vivant de ces qualités.
En voyant ce « simple moine »,
comme il préfère se qualifier lui-même, j'ai perçu
que la force intérieure et le pouvoir de la compassion sont des
qualités pratiquement inconnues aujourd'hui dans le monde. Ce
moine semblait être l'incarnation d'une sagesse faisant partie
de l'héritage spirituel et culturel d'une nation qui avait passé
la plus grande partie de son temps à regarder « en
dedans », au cur de l'homme.
Peut-être en Occident passons-nous
trop de temps à regarder à l'extérieur. Nous avons
regardé « au-dehors » pour tenter de trouver
comment contrôler le monde matériel et la nature autour
de nous, et pendant ce temps, nous avons oublié les qualités
intérieures et le pouvoir de l'esprit. Le cantonnier tibétain
aurait-il la clef de notre problème numéro un : comment
vivre heureux et content ?
Une autre question continuait néanmoins
de me tarabuster : pourquoi cette tragédie s'est-elle abattue
sur le Tibet ? Pourquoi avaient-ils perdu leur Shangri-la himalayen
? N'était-ce pas injustice divine ? Le grand maître indien
Padmasambhava, qui vécut plusieurs années au Tibet, aurait-il
déjà tout prévu quand il prédisait :
Quand l'oiseau de fer volera et que les chevaux galoperont sur des roues,
Les gens du pays de Bod [le Tibet] seront dispersés
à travers le monde comme des fourmis,
et le Dharma abordera le continent de l'homme rouge
À l'évidence,
si l'on veut comprendre pourquoi les Tibétains ont perdu leur
pays, il convient de se pencher sur l'histoire politique du Pays des
neiges. Est-ce toutefois suffisant ? Rapidement, on découvre
que si le Tibet était un pays politiquement à l'écart,
il n'avait de contacts qu'avec ses voisins géants. Les forces
politiques qui ont influencé le Toit du monde durant les deux
derniers millénaires émanaient pour l'essentiel de deux
directions : le sud-est (Inde) et l'est (la Chine).
Les évènements
historiques qui ont mené à l'évasion du dalaï-lama
et les détails de sa vie en tant qu'exilé errant à
travers le monde, plaidant ici et là pour un peu plus de paix
et d'amour, pour un monde plus compatissant, ont été relativement
bien couverts. On remarque néanmoins très vite que peu
a été écrit sur la politique régionale autour
du Tibet, en particulier sur les contacts politiques entre le Tibet
et ses deux grands voisins. Que les relations politiques entre l'Inde,
le Tibet et la Chine aient été rarement étudiées
est dû en premier lieu aux difficultés d'accès aux
sources primaires (1).
Après ma première expérience
à Manali, la question du Tibet et de son rapport à la
politique asiatique n'a jamais cessé de me hanter. Pourquoi les
gentils, mais faibles, doivent-ils toujours perdre face aux méchants
puissants ? Pourquoi une civilisation très évoluée
devrait-elle simplement disparaître de la planète ? Était-ce
seulement parce que le Tibet, à la différence du Koweit,
n'avait pas de pétrole, que le monde ne disait rien ? Était-ce
parce que le Tibet refusait le recours à la violence que la communauté
mondiale détournait son regard alors qu'un génocide y
était en cours ?
Je réalisai bientôt qu'il
était vain d'étudier la question tibétaine sans
prendre en compte ses relations avec ses deux grands voisins. La clef
de la tension ou de la paix en Asie se trouve sur le plateau tibétain.
Aux niveaux au moins stratégique et idéologique, les communistes
chinois l'ont très bien compris le Tibet est la clef de
l'avenir en Asie. En fonction de leurs propres intérêts
égoïstes et expansionnistes, et comme premier pas en vue
d'asseoir leur domination en Asie, les leaders communistes ont choisi
d'annexer le Tibet et de mettre ainsi leur frontière en contact
direct avec celle de l'Inde.
Dès qu'ils ont accédé
au pouvoir en 1949, les dirigeants chinois ont proclamé que « la
tâche de l'Armée populaire de libération pour 1950
était de libérer Taïwan, Hainan et le Tibet ».
Ils affirmaient que « le Tibet est une partie intégrante
du territoire chinois » et que « la libération
du Tibet garantira les frontières occidentales de la Chine ».
Malheureusement, « assurer les frontières »
n'a mené à long terme ni à la stabilité,
ni à la paix en Asie.
Un Premier ministre indien idéaliste
devait le comprendre trop tard.
Les chapitres qui suivent
sont le fruit de mes recherches consacrées aux relations politiques
entre ces trois nations asiatiques. J'ai eu la chance (2)
de rencontrer nombre de personnages d'exception durant mes entretiens
avec des fonctionnaires indiens et tibétains à la retraite.
J'ai eu en particulier le bon karma d'avoir trois longues conversations
avec Sa Sainteté le dalaï-lama. Cela m'a aidé à
détecter certains des nuds du karma du Tibet, même
s'il me faut admettre que les complexités de ce karma et ses
circonvolutions ne me sont pas beaucoup plus claires aujourd'hui que
lors de ma rencontre avec le grand Kampa qui riait en s'acharnant à
casser des pierres sur la route de Koulou à Manali.
Je pense que le Tibet était un
pays libre et indépendant quand les troupes chinoises l'ont envahi,
et que le Tibet doit redevenir indépendant.
Ce n'est pas seulement dans l'intérêt
des Tibétains de pouvoir à nouveau gérer eux-mêmes
leurs propres affaires, il en va aussi de l'intérêt de
l'Inde de récupérer sa zone-tampon séculaire. Le
tampon était si efficace que nul ne savait réellement
où se trouvait la frontière avant la convention de Simla
de 1914. La situation n'était pas très différente
en 1950. Dans les années quarante, les Tibétains eux-mêmes
en débattaient encore. Quant aux Chinois, ils n'avaient guère
mis le pied au Pays des neiges avant l'invasion.
Reste à savoir si l'autonomie du
Tibet ne serait pas également de l'intérêt de la
Chine elles-même. Aujourd'hui, la Chine est une nation dont le
seul mantra est « money, money, money ». Le slogan
de Deng Xiapong « Gloire à qui s'enrichit »
a peut-être apporté davantage de misère spirituelle
à la Chine que la folle révolution culturelle de Mao qui,
dans sa folie même, était, du moins en apparence, poussée
par un certain idéal.
Le jour où le Tibet aura recouvré
sa liberté, la pragmatique nation chinoise sera peut-être
en mesure de trouver une nouvelle source d'inspiration afin de redécouvrir
sa civilisation millénaire. Aujourd'hui, les dirigeants communistes
chinois parlent de « civilisation spirituelle »,
mais ils la voient uniquement au sens matérialiste et utopique
: une société marxiste parfaite, sans classe ni État.
Combien de temps un État autoritaire peut-il assurer le bonheur
de son peuple ? Ce type de société a déjà
failli partout ailleurs, parce que rien ne saurait être imposé
de force à l'esprit humain en quête d'idéaux supérieurs
et de ce à quoi songeait André Malraux quand il disait
que le « XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas ».
Ces trois civilisations (Inde, Tibet et
Chine) sont très anciennes et, au cours de l'histoire, chacune
a développé ses propres caractéristiques. Chacune
est également passée par des étapes différentes,
et les temps d'aujourd'hui sont certainement parmi les plus tendus et
les plus difficiles qu'elles aient connus durant leur histoire plus
que bimillénaire. Le principal trait d'union entre elles et qui
a survécu durant l'essentiel de la période historique
a été le bouddhisme.
Visant initialement à examiner
l'époque moderne, mes recherches ont dû creuser de plus
en plus dans le passé, si bien qu'il m'est arrivé de songer
à commencer mon histoire il y a des millions d'années,
quand l'île de l'Inde s'est violemment heurtée au plateau
asiatique. Spielberg lui-même n'aurait pu concevoir script plus
dramatique ni début plus tonitruant. Sans cette collision, la
vie aurait pu paisiblement se poursuivre sur l'île de l'Inde pour
l'éternité, mais peut-être que tel n'était
ni le destin ni le karma du Tibet de demeurer éternellement une
mer, ni ceux de l'Inde d'être à jamais une île. Peut-être
le sous-continent indien devait-il rencontrer la mer de Téthys
et créer ainsi une nouvelle chaîne de glorieuses montagnes
et le plus haut plateau du monde
Qui sait ?
L'histoire aurait cependant remonté
trop loin, même s'il ne fait aucun doute que ce « soulèvement »
a eu des conséquences incalculables pour l'histoire de l'Asie.
Finalement, je me suis décidé
à prendre le fil de l'histoire au point où le bouddhisme
a été introduit au Tibet, à l'époque connue
sous l'appellation de première diffusion du Dharma du Bouddha.
Il est fascinant de voir les changements apportés par cette nouvelle
foi chez un peuple qui était l'un des plus batailleurs de la
terre. L'empire tibétain, qui avait réussi à s'étendre
sur une vaste partie du territoire chinois à l'ouest, de la Perse
à l'est et des Himalayas au sud, a soudainement été
pacifié.
Tel est le premier tournant de l'histoire
du Tibet. Le puissant empire adopta une religion d'amour et de compassion.
Résultat, il ne devait jamais plus retrouver sa gloire militaire
d'antan, mais, en revanche, il allait entreprendre une autre sorte de
conquête, celle de l'extension de son influence dans toute l'Asie
centrale.
Depuis lors, le peuple tibétain
a dirigé ses énergies « vers l'intérieur »
et s'est tourné vers l'Inde, le pays sacré du Bouddha,
pour trouver les réponses à sa soif de connaissance, de
pouvoir spirituel et de créativité. Moines, lamas et pandits
descendaient par centaines des pentes himalayennes vers l'Inde pour
recueillir les Écritures sacrées ou leurs commentaires.
La vie politique se mit au service de cette quête intérieure
et en fut influencée. La majeure partie des ressources humaines
et financières du pays commença à être utilisée
pour collecter des enseignements en Inde, les traduire en tibétain
et protéger les nouvelles institutions monastiques au Tibet.
Un événement
généralement ignoré, qui devait toutefois avoir
les plus graves conséquences pour la politique de l'Asie centrale,
est la disparition du bouddhisme dans le sous-continent indien. La source
tarie, l'intérêt des lamas pour l'Inde devait rapidement
s'estomper (3). J'aborderai la question.
Le point focal de cette étude demeure
néanmoins 1950, l'année fatidique. De maintes façons,
elle est devenue le tournant (4). En 1950, les
dés étaient jetés. Il existe dans l'histoire des
points cruciaux, quand les événements peuvent pencher
d'un côté ou de l'autre quand les vagues du temps
semblent hésiter entre inondation et jusant, quand le destin
semble attendre notre choix, quand le sort feint de nous laisser le
choix de notre destinée. À ces croisées du temps,
le fruit du karma national mûrit et peut choisir d'aller de l'avant,
ou de reculer.
1950 a sans nul doute été
l'une de ces années cruciales pour le destin de l'Inde, du Tibet
et de la Chine. Les trois nations avaient le choix de se diriger vers
la paix et la collaboration, ou vers la tension et la confrontation.
Chacune a choisi (5) sa voie, avec toutes les conséquences
qui allaient en découler.
Notes :
[1] En Inde, elles sont
encore classées secrètes, en Chine, interdites, et au
Tibet, elles ont disparu.
[2] Mon bon lungta, le cheval de vent (porte-bonheur),
diraient les Tibétains.
[3] L'Inde demeura une terre de pèlerinage
pour les Tibétains.
[4] Certains de mes informateurs tibétains
soulignaient que 1949, plutôt que 1950, devrait être considérée
comme l'année de la « libération »
du Tibet par la Chine. S'il est vrai que les troupes chinoises
sont entrées en Amdo en octobre 1949, ce ne fut pas une attaque
massive comme dans le Kham, où
quarante mille soldats avaient été concentrés depuis
des mois en prévision de l'invasion. Dans
le cas de l'Amdo, il n'y a guère eu de résistance à
la pénétration chinoise et quelques Tibétains,
comme Guéshé Sherab Gyatso
et Lobsang Tsewang, aidèrent même les Chinois à
« libérer » la province.
La fin de 1949 peut donc être considérée comme le
début de la « libération pacifique »,
et 1950 comme l'année de « l'invasion »
(de la conquête).
[5] Pour Mao, ce fut par idéologie, pour
Nehru, par idéalisme et sottise, et pour les Tibétains,
par pure faiblesse et ignorance du monde
extérieur (à l'exclusion du dalaï-lama, qui n'avait
que quinze ans à l'époque).
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